Umaniti

Dominique Radisson {Textes, poèmes & autres}

L’abbaye de Thélème sensorielle

Dans mon Abbaye de Thélème consacrée à la connaissance de l’être, j’héberge de grands noms d’aujourd’hui : Wilhelm Reich, Alexander Lowen, John Pierrakos, Alice Miller, Stanislas Grof, Jean Liedloff, Arthur Janov, Rupert Sheldrake, Frederic Leboyer, Aletha Solter, Michel Odent, Frans Veldman, Alexander Sutherland Neill, Marshall Rosenberg, Maria Montessori, et tant d’autres encore.

A mon sens, malgré leurs différences de personnalités, d’approches et de disciplines, ils s’inscrivent dans une démarche d’exploration de la nature humaine similaire, qui vise à une compréhension approfondie des sources de la souffrance chez l’adulte comme chez l’enfant. Chacune et chacun aborde le problème à sa façon, mais fondamentalement ils visent toutes et tous la même chose : la fin de la répression de la Vie.

Et prendre les choses sous cet angle, ça c’est radicalement nouveau par rapport à toutes les traditions précédentes.

L’appel de la Vie à s’incarner en la pleine expression de ses besoins, lois et buts est le moteur principal de l’évolution humaine. L’histoire, de celle d’un individu jusqu’à celles des civilisations, est caractérisée par les oscillations entre la prise en compte et de cette pleine expression et son ignorance, voire sa répression. C’est là le plus puissant moteur des choses.

Pas étonnant dès lors qu’après avoir dominé, pillé, massacré et asservi les quatre cinquièmes de la planète à son seul profit, donné naissance aux deux conflits armés les plus barbares de l’histoire de l’humanité et multiplié les massacres à grande échelle, où l’être humain n’a pas plus de valeur que quelques grains de sable, l’Occident — ou le monde industriel, ce qui est une façon plus juste de le nommer — offre à ce même monde une voie de libération et de changement profonds emmenant l’homme vers la connaissance, l’autonomie, la paix, l’amour et la non-violence.

“Plus jamais ça” pourrait être la phrase commune du refus de la barbarie qui aurait inspiré les êtres de cette voie. Plus jamais cette mécanisation, désensorialisation, déréalisation et soumission des êtres — instaurée dès la naissance — jusqu’à être capables de détruire toute forme de vie sur notre terre.

Lisez, lisez ces explorateurs des temps modernes! Évitant l’ornière de l’intellectualisme en son excès de production de concepts alambiqués et déracinés de la vie réelle, ils nous aident à comprendre comment et pourquoi on souffre, comment se prémunir des souffrances inutiles ou évitables, et comment les résoudre. Comment ce grand bal des humains s’anime et s’immobilise, s’articule et se désarticule, s’enchante et se désanchante, se blesse et blesse, s’ignore et ignore, se ment et ment, s’illusionne et illusionne.

Comment, entre grâce et disgrâce, il se sensibilise et se désensibilise. Car de tout ce grand courant de connaissance moderne occidental, on peut résumer ainsi la quête essentielle: ressentir davantage et de façon intégrée, l’expérience de vivre. “Du vivre”, rectifierait mon ami Cyrille Javary, les yeux plissés d’un sourire gourmand, comme à son habitude, yeux vifs et malicieux de celui qui sait sans en faire tout un plat (de nouilles chinoises qu’il adore, cela va de soi!).

La chose n’est pas nouvelle, bon nombres de courants de connaissance philosophiques ou spirituelle l’ont intégrée, de tous temps. La base même du Zen et de la pratique de la pleine conscience est celle-ci, cet approfondissement sans fin et sans but prédéterminé du ressentir, pour que la conscience s’ancre toujours plus profondément dans le fameux ici et maintenant.

Mais la spécificité que l’Occident apporte dans cette démarche de réintégration de soi, c’est en gros cette confluence à nulle autre époque pareille entre méthode scientifique moderne, questionnement et interrogation “psy”, et affirmation du primat de l’individu (chose absolument radicale dans l’histoire) et de son droit au bonheur personnel.

Il y aurait un livre passionnant à écrire sur cette articulation qui marquera un tournant majeur dans l’histoire de la connaissance de la nature et de la conscience humaines.

Alors oui, ressentir, toujours mieux, et dans une dynamique d’intégration et de démorcellement intérieur, a l’exact contraire de cette excitation exaltée qui se joue de nous en nous éparpillant, comme de cette excitation appauvrie qui réduit tous nos échanges avec la Vie. Esclave dans les deux cas.

Ces hommes et ces femmes de mon abbaye de Thélème d’aujourd’hui nous aident à enréaliser nos ressentis, devenir plus fluides, plus conscients de la vie, de sa valeur et de son ineffable beauté, et à y construire plus naturellement notre place, sans qu’aucune transcendance, ni Dieu, ni esprit, ni même principe organisateur ne soient nécessaires.

Et rencontrer l’autre, enfin délestés des scories visibles ou invisibles de notre histoire. Ce serait une des façons de le dire. Ou bien jouir librement des richesses de la vie et des trésors de ce monde, ce serait une autre façon. Il y aurait tant et tant d’autres façons de le dire.

Peut-être, tout simplement, cesser d’être esclave de la souffrance? Celle qui nous est imposée comme celle que l’on s’impose? Mille ruisseaux, une seule source, comme dirait un maître Zen.

Et n’oublions pas : aucun concept, aucun livre, aucune théorie, aussi ciselée soit-elle, ne remplacera jamais l’expérience directe, incarnée. Aucune réflexion sur vous-même ne vous aidera à franchir certaines barrières sensorielles qui vous emprisonnent dans la souffrance et empoisonnent votre vie. Tout simplement parce que l’intellect fait partie du problème à résoudre. La résolution profonde ne peut être que celle de l’être entier, et l’être entier s’atteint sous les pensées, les idées et les mots. Il est là où vous n’êtes plus, tout en étant le plus totalement vous-même.

Un joli koan existentiel, non ?