Bleu Condor

À Freddy Martinez Zea

Je sais bien plus de bleus
Que tu n’en peux rêver

Pour toi il est couleur
Pour moi : un océan

Une eau vive infinie
Par quoi je suis vécu
Tout autant que je vis

Et dans ce bleu d’or pur
Qu’un roi ivre d’azur
Commanda aux orfèvres
Sculpteurs de silence

Je ne vole pas, je nage
Immergé dans l’immense

Et dans cette plaine liquide
Où le bleu me fait être
L’envol de ma force
A aimanté tes yeux

Et c’est de ton regard
Que naquit notre histoire

Ta pensée ignorait
Que j’allais m’y planter
Comme un axe immuable

Toi qui n’es qu’un passant
Trébuchant sur le sable

Ici, la terre s’est soulevée
Pour élever mon ciel
Et m’enivrer plus haut
Où jamais tu n’iras

Mais puisque tu m’invites
En ce jour de printemps
À revenir vers toi
Laisse-moi te questionner

Je n’en eus pas le temps
Toi qui fus ce passant

Le vol me fut donné
Et fit de moi seigneur
Du libre et du léger

Mais vois qu’en mon passage
Noble, altier, sans présage
Je ne laisse aucune trace

J’ignore le sillage
Au contraire des tiens
Qui eux, vénèrent l’empreinte

Et jouissent de l’atteinte

Tout ce qui pour moi est lien
Tout ce qui fait mon air, ma vie,
Mon sang, mon foie, mes reins
Et tout ce qui abrite
La cohorte des miens :

Vous ne savez que prendre
L’abîmer et détruire

Ici, dans mon royaume
Les pierres n’ont pas d’histoire
Elles ignorent la fin

Le seul rêve qui blanchisse
Leur chair immortelle
S’ourle en vagues de sel
Floconnant l’éternel

Ici, mes sœurs montagnes sont Unes
Et nous volons ensemble
— Saurais-tu le comprendre ?
Ici mes sœurs montagnes
Sont gardiennes de l’Un
Mais pour combien de temps ?

Combien de temps encore
Avant que viennent les tiens
Et que le rêve prenne fin ?

Puisqu’il semble qu’un brouillard
Vous éloigne des choses
Et qu’où votre main se pose
C’est la mort qui fleurit

Il semble qu’en vous la vie
Se venge de la vie
Que vos jours s’écartèlent
Dans des soleils de nuit

Je le sais par le vent
Qui m’apporte les voix
Traversant les lointains
De ce qui meurt chez toi

Je le sais par la terre
Je le sais par le ciel
Je le sais par la roche
Et le chant de l’eau simple

Nous tous, êtres qui vivons
Savons depuis longtemps
Que nos jours sont comptés
Depuis que vous régnez

Que plus vos mots sont beaux
Plus vos actes mendient
Et que vous aimez faire
De notre Terre votre oubli

Alors, toi dont l’âme semble s’élever
Jusqu’à saisir mes duvets de pensées
Laisse-moi te poser une question
Qui me brûle les ailes

Comme une plume d’un bleu nu
Flotte, obstinée
Dans le ciel de mon âme

Une question qui me brûle le bec
Moi qui sais tous les bleus
Dont tu n’as pu rêver :

Par étrangeté des choses
Curieux choix du destin
C’est toi qui fus choisi
Pour prendre soin de moi
Et de tout ce qui est

Toi,
Qui ignores ce bleu
Qui est monde liquide
Et qui ne ressens pas
Le ventre de la Terre
Toi qui ne vois de moi
Que deux ailes au lointain
Aussi belles les voies-tu

Toi,
Qui étais destiné
À recueillir l’eau rare
Dans la coupelle jointe
De tes mains nocifiées
Pas seulement pour la boire
Mais parce qu’elle est précieuse
Et que le geste est beau

Comprends-tu mon image ?
La comprends-tu vraiment ?

Alors dis-moi, mon frère humain
Toi qui trébuches encore
Sur les pierres des chemins
Et pourtant fus choisi

Dis-moi :
De cette curieuse loi
Qui t’a fait de la Vie
Le bien étrange gardien

Toi, qui vis aujourd’hui
Et perces les chemins

L’as-tu juste oubliée
Ou l’as-tu jamais sue ?

Et vois ! Comme ma question
En abritait une autre
Sœur jumelle cachée
Plus ardente, plus urgente :

Cette loi qui fut donnée
À ton cœur d’être humain,

À la toute fin des fins
Quand te décideras-tu
À enfin l’honorer
Au nom de tous les miens ?