Au printemps 2003, nous avions été invités, Delphine L’huilier et moi —en tant que journalistes du magazine Génération Tao— à un colloque intitulé « Écologie et spiritualité », programmé au Mont-Saint-Michel.
Sous l’égide du WWF et de son charismatique président, Daniel Richard, et sous le parrainage de Jean-Marie Pelt, ce colloque avait pour espérance de contribuer au “réenchantement du monde”, mouvement qui réunirait femmes et hommes de foi, scientifiques, politiques, ou simples citoyens désireux de construire un avenir où les êtres humains vivent en harmonie avec eux-mêmes et avec le monde qui les entoure. Ainsi, durant deux jours, ce colloque réunissait pour des conférences et tables rondes une vingtaine de représentants et autorités de toutes les religions de France : christianisme, islam, judaïsme, bouddhisme et traditions autochtones.
Le matin de mon arrivée, en ce début de printemps, il faisait un temps clair, frais et sec. Le groupe de participants se coagulait en petites grappes au point de regroupement, au pied du mont. De là, nous devions emprunter à pied le chemin qui menait à l’abbaye. Ce n’était pas un chemin facile; pavé de grosses pierres, escarpé, il réclamait du souffle, même à mes trente ans rayonnants. Tout en marchant, j’avisai, dix mètres devant moi, un homme aux cheveux blancs qui faisait assurément partie du groupe, et qui marchait à grand-peine. À son épaule droite était suspendue une lourde besace de cuir fauve vieilli qui, la bouche béante, peinait à retenir tous les gros livres qu’elle contenait. Ma première pensée fut celle-ci « Pourquoi diable tous ces gros bouquins ? ».
Le vieil homme marchait lentement, il transpirait. L’effort réclamé de façon conjuguée par le poids de ses livres et par la pente abrupte était clairement démesuré pour ses moyens physiques. Et je vis cette scène qui me stupéfia : un à un, les groupes constitués de tous ces représentants des religions et courants spirituels, devisant, bavardant, échangeant, le dépassaient sans prêter la moindre attention à lui.
Je m’approchai de l’homme aux cheveux blancs et lui proposai de l’aider en me chargeant de sa besace. Il me remercia avec un grand sourire, il avait le souffle court. Nous nous sommes présentés. « Jacques Brosse », me dit-il. Je ne le connaissais pas.
Il intervint durant le colloque. Je découvris en lui un grand monsieur du zen en France. Un homme dont la vie et l’œuvre forçaient le respect. Je crois qu’il avait été un des premiers – si ce n’est le premier – à créer un temple zen en France, de retour de l’étranger où il avait passé une grande partie de sa carrière. J’appréciai l’énergie de sagesse et la tranquillité qui se dégageaient de lui. Il m’était vraiment très sympathique. À l’époque il avait déjà dépassé les quatre-vingts ans, et j’ai appris récemment avec une pointe de tristesse qu’il est décédé il y a quelques années.
J’eus à peine l’occasion d’échanger quelques mots avec lui, et ne le revis vraiment qu’après la clôture du colloque, le matin du départ. Alors que tous, participants, journalistes, invités et familles, remontions dans le car nous reconduisant à la gare, il s’approcha de moi pour me dire au revoir. Et, souriant, il conclut sur ces mots « En tout cas, vous seul avez fait réellement preuve de compassion durant ces deux jours».
J’étais révolté par l’attitude de ces soit-disant représentants de l’élite spirituelle du monde qui avaient étaient incapables d’accorder la moindre attention au vieil homme. J’évoluais encore dans mon domaine de vie où mes propres exigences spirituelles étaient si élevées que peu trouvaient grâce à mes yeux. Aveuglé par mon besoin de justice, je n’avais pas encore réalisé que derrière mon jugement, il y avait une profonde souffrance personnelle.
Aujourd’hui…
Je connais mieux cette instance en moi qui persiste à vouloir juger cet autre qui me déplait de façon péremptoire, ne me faisant plus voir qu’une toute petite partie de lui, partie à laquelle je veux le réduire. Lorsque je ressens cela, c’est le signe que je ne suis plus au centre de mon humanité. Cette humanité qui, au contraire, m’inspire que les défauts des autres méritent mille tendresses plus que mille jugements.
Je sais que l’exigence spirituelle n’est qu’une forme très subtile de la cuirasse caractérielle, difficile à démasquer car elle se confond souvent avec l’impeccabilité, dont elle emprunte uniquement la forme. Et que la spiritualité commence précisément là où s’arrête cette exigence envers les autres.
En écrivant ces lignes, je revois l’expression de son visage lorsqu’il m’a remercié, sous l’ombre fraîche du grand vaisseau de roc noir posé sur la baie immense. À la mémoire de son sourire et de la douceur dont ce moment était imprégné, je lui dédie ce texte.