Umaniti

Dominique Radisson {Textes, poèmes & autres}

Hen

Lorsqu’en 2018 mon ami d’origine chilienne, le pianiste, compositeur et pédagogue Claudio Jara me fit lire la thèse de musicologie qu’il s’apprêtait à soutenir à la sorbonne, j’étais à mille lieux de me douter que cela serait le prélude à une rencontre humaine fascinante, de celles qui marquent la vie d’un auteur, au point d’initier une passionnante aventure d’écriture.

La thèse s’intitulait « Jorge Peña Hen, la décentralisation musicale au Chili ». Derrière ces mots qui à première lecture ne m’évoquèrent rien, on trouvait un homme, un seul. Dans un milieu où il n’y avait rien, ni musiciens, ni tradition, ni argent, il alluma une flamme et donna une impulsion décisive pour le développement musical du pays tout entier. Mais cela ne constitua qu’une partie de son œuvre.

Jorge Peña Hen.

Je ne connaissais rien de cet homme. Ni son nom, ni sa vie, ni son œuvre. Aurais-je été chilien que cela n’aurait pas changé grand-chose : encore aujourd’hui, comme des centaines de milliers d’autres artistes et penseurs qui furent assassinés par la dictature de Pinochet, son nom est encore largement méconnu, enfoui sous la glaise d’une histoire encore douloureuse et dont le pays commémore précisément cette année le cinquantième anniversaire.

Sombre histoire. Sombre époque. Et rien ne nous garantit que cette ombre ne se déploiera pas de nouveau ici, ailleurs, demain, un autre jour. Ombre sombre éternelle des hommes qu’on soumet, réduit et qu’on abat. 

La vie de Hen incarne cette force suffisante pour percer cette fange inhumaine comme une lumière vive. Elle emplit notre cœur d’une énergie que nous connaissons bien, celle des valeurs humanistes toujours recommencées, et qui avec lui prirent des formes et des couleur particulières. 

Quarante années d’une vie traversant les bouleversements du 20e siècle, avec leurs grandes mutations politiques, sociales, économiques, leurs grands affrontements idéologiques aussi, jusqu’en ces folies qui allaient signer sa perte.

Rencontrer Hen, c’est être bouleversé par l’homme, sa vie, son œuvre, et être soulevé par la force de ses convictions, sa puissance d’action, son dévouement à l’art, sa volonté farouche de sortir les enfants de la misère sociale et économique, de leur donner une stature, une expérience, une reconnaissance, une vie propre qui leur appartienne.

C’est aussi être bouleversé par son destin tragique et être révolté par l’absurde, l’arbitraire et la violence aveugle qui mirent fin à sa vie. Cette révolte-là devra-t-elle être elle aussi toujours recommencée ?

*

Dès lors où nous eumes Hen en connaissance commune, Claudio et moi, un même élan créatif nous emporta, lui le musicien qui écrit — et qui maitrisait parfaitement le sujet pour avoir déjà réalisé un documentaire sur l’homme[1] —, et moi l’écrivain mélomane. Très vite et très naturellement, nous fumes animés du même désir de redonner vie à cet homme par l’écrit. 

Mais pourquoi avoir choisi un scénario de film ou de série, et non pas un roman à quatre mains ?

Réponse d’un mot : musique. 

La vie de Hen c’est d’abord une vie consacrée à la musique, vécue par elle et pour elle. La « grande », la « savante », — celle qui est, quoi qu’on en dise et parfois s’en défende, un des rares trésors que l’Occident aura laissés au monde sans contrepartie douloureuse — , et qui n’avait aucune chance de pénétrer un jour les classes dites défavorisées, maintenue enfermée, protégée, idolâtrée dans les cercles étanches de la haute société chilienne. Cloisonnement politique, social et géographique insupportable pour Hen, qui toute sa vie se battit contre les murs qui tranchent, séparent et opposent les hommes, et contre tout ce qui s’oppose à la libre diffusion de la beauté.

Oui Hen, c’est ça : vivre de musique et la faire résonner partout. La mettre à portée de toutes et de tous. La départir de son apparat. 

De Palestrina à Shœnberg (!) il aura joué tous les plus grands dans les plus petits villages des provinces les plus reculées, au grand plaisir des habitants qui, contre toute attente, surent accueillir et apprécier toutes ces musiques qu’ils n’entendaient jamais. Musique savante, musique populaire, pour Hen comme pour son public, il n’y eut jamais de distinction.

De la musique, mais pas seulement… Tout au long de sa vie, Hen s’est extrait du seul cadre de l’art pour servir une volonté infatigable de lutter contre la misère, la pauvreté, l’exclusion, les idées reçues, les castes, l’ignorance, l’hypocrisie. Il y a toujours eu en ce musicien une dimension révolutionnaire, pacifiste et apolitique, mais néanmoins profondément subversive car plaçant l’accomplissement libre de soi comme point focal de l’existence, par une invitation constamment renouvelée à être et penser en dehors des champs labourés des dogmes ou des idéologies mortifères.

Cette consécration de Hen à cultiver sa propre liberté en dépit de toutes les forces contraires ou démissionnaires signa son arrêt de mort. L’inconcevable est une création politique qui échappe à celui ou celle qui regarde le ciel.

*

L’élévation personnelle par la musique, la beauté et la connaissance, telle fut la vie de Hen. Et surtout, surtout, les enfants. L’enfance. Omniprésente. Utiliser la musique comme moyen de les sortir de la misère, de la pauvreté, de les éduquer. Qu’elle soit un pilier sur lequel adosser d’autres connaissances, d’autres savoirs, pour vivre mieux. Plus dignement. Plus librement aussi.

Pour accomplir tout cela, la lutte fut quotidienne, épuisante, éprouvant celles et ceux qui l’entouraient. Combat constant, irrigué de courage, de celui qui ose, qui affronte, qui jamais ne se résout à baisser les bras. Trop d’embûches, de jalousies (l’homme était charismatique, affirmé, brillant, compositeur et pianiste, il se fit des ennemis par pure jalousie d’être), pas assez de moyens matériels, financiers. Rien ne fut jamais durablement gagné. 

Mais la magie, toujours, fut présente ! Qui d’autre que lui pouvait donner naissance à cette scène hallucinante : en plein désert d’Atacama, de retour d’une tournée triomphale, le bus de son orchestre d’enfants fut arrêté par la douane, et voici qu’une cohorte d’enfants joyeux sortent les instruments de leurs étuis et improvisent devant les douaniers incrédules et médusés un mini concert de Bach pour leur montrer à quoi tout ce matériel peut servir, sous les lumières flambantes d’un coucher de soleil.

Cette scène est peut-être l’emblème d’une vie tout entière tournée vers les autres et pour lesquels cette magie ne cessa d’opérer, et dont ils témoignent encore aujourd’hui, 40 ans après, avec des larmes dans les yeux.

Magie… Oui, certainement, ce mot englobe tous les autres quand on parle de Hen. 

*

Hen, la musique de la liberté. Un temps nous avons envisagé ce titre puis l’avons écarté, le jugeant trop facile, un peu pompeux. A l’heure où j’écris ces lignes, j’ignore si nous en aurons trouvé un meilleur.

Hen, tout simplement, cela peut suffire. 

Le mot est beau, ample comme une forêt profonde, avec une pointe de majesté dans cette sonorité qui s’impose comme une affirmation, le son va chercher la poitrine d’où il monte, comme une force qui va s’amplifiant. Cela suffit.

Je regarde devant moi les partitions de Hen, annotées de sa main, avec lesquelles il faisait travailler les enfants et que sa veuve Nella a confiées à Claudio. Tout est encore si vivant, si présent, et en même temps si étrangement muet et lointain. Par le récit que nous avons écrit, Claudio et moi, nous avons pris le relais de l’histoire et empoigné la cape morte de silence. Nous avons fait revivre cet homme. Permis à son message de reprendre corps, cinquante ans après sa mort. Il est toujours aussi fort, inspirant, vivace. 

Aux premières lueurs d’une ère technologique d’une ampleur sans précédent dans l’histoire humaine, face à la montée en puissance des idéologies extrêmes, sous l’influence croissante d’une technocratie dont la force coercitive ne cesse de croître, nous faisons résonner son appel, redonnons corps à son exhortation, d’une éternelle actualité : soyez libres, pensez par vous-mêmes, refusez les diktats imposés, d’où qu’ils viennent. Soyez qui vous êtes. Connaissez le monde. Arrimez votre vie à de nobles idéaux. 

Et si cela peut se doubler de beauté, de sens et d’harmonie profondes, alors vous aurez accompli votre vie, nul doute qu’elle vous appartiendra.


[1] Jorge Peña Hen, creer para crear, documentaire de Claudio Jara et Benoit Chanal.
https://www.youtube.com/watch?v=kP11xCqG4ZA