Il s’appelait Claude. Je ne me souviens pas de son nom, ni même qu’il ne me l’ait dit. Claude pleurait devant moi, sans retenue, sans détourner les yeux.
Je le regardais pleurer. De longs sanglots prolongés; des larmes ruisselant sur ses joues, et lui me regardait. Le temps s’étira, cela me parut durer très longtemps.
Avez-vous remarqué comme, souvent, les gens se détournent lorsqu’ils pleurent ? Ils ont ce mouvement de retrait du corps caractéristique, qui éloigne leurs yeux des vôtres, ou bien ils parlent et disent des choses comme « mais ce n’est rien, ça va aller », ou « mais je vais m’en sortir, c’est juste un peu difficile en ce moment ».
Héritage des interdictions malheureuses de notre enfance, pleurer est encore tabou chez la plupart d’entre nous. A ce point que nous ne pouvons nous empêcher de nous ressaisir et réprimer cette manifestation, pourtant si bénéfique, signe que quelque chose fond et se fissure dans notre armure de guerrier(e).
Chez Claude, il n’y avait aucune fuite. Il pleurait et me parlait doucement. Son corps s’abandonnait… « J’ai fait le con, Dominique. Je n’ai pas vu mes enfants grandir. Je me rendais pas compte, je bossais…».
Il devait avoir une soixantaine d’années. Grand, mince, des cheveux blancs sur un noble visage d’aventurier anglais fatigué. Je le connaissais depuis une heure à peine. Je venais d’accompagner dans cet hôpital du Var ma belle-fille qui s’était blessée. En attendant qu’elle fût soignée, je sortis prendre l’air.
En cette fin d’après-midi d’avril, l’air était délicieusement tiédi par une de ces premières belles journées ensoleillées de l’année. A la recherche d’une boisson, je me dirigeai vers la buvette où tout de suite je remarquai Claude. Il était vêtu d’une robe de chambre bleue qui disait son statut d’hospitalisé. Il me remarqua aussi, et une impression d’entente réciproque immédiate m’autorisa à lui demander si je pouvais m’asseoir à ses côtés pour boire mon thé.
“Avec plaisir” me répondit-il, visiblement heureux de la proposition.
Un passage de pluie s’annonça. Nous nous sommes abrités sous le perron de l’hôpital. Claude me raconta sa vie. Avec retenue et pudeur, mais sans fard. J’appris qu’il était hospitalisé dans l’unité de soins psychiatriques, où il avait été admis il y a quelques semaines pour troubles psychiques récurrents suite à une décompensation lorsqu’il avait cessé de travailler. Sa femme était décédée quelques années auparavant et ses enfants vivaient loin de lui.
« Je n’ai jamais su aimer, Dominique. Il faut pas faire le con, il faut aimer! ». Un temps… « J’ai des petits-enfants que je ne vois jamais »
Enfant, ses parents n’avaient jamais été tendres ou démonstratifs avec lui. Ancien ingénieur de chez Peugeot, il avait travaillé toute sa vie à Sochaux, avant de se retrouver seul suite à un divorce. Il avait subi plusieurs opérations à la tête, un bandage l’attestait qui renforçait son aspect de vieux corsaire blessé.
« Il faut toujours être présent pour ses enfants. Maintenant, ils s’en foutent de moi. Lorsque je revenais je voulais la paix, je gueulais. Dominique, ne fais pas comme moi. »
Cet homme, que je ne connaissais pas une heure avant, pleurait devant moi, les mains posées sur ses genoux. C’est à peine si un de ses fils restait en contact avec lui, “parce qu’il veut gérer l’argent de ma pension que je n’ai plus le droit de percevoir”.
Il était beau et bouleversant de sincérité. En ne cachant pas les yeux, Claude me faisait ce cadeau de m’offrir toute sa tristesse, dans toute son humanité bousculée par la vie.
Le silence de ses enfants le blessait immensément, mais, craignant le jugement, il ne se sentait pas capable de faire le premier pas pour le rompre. Je lui partageai ma conviction qu’il n’est jamais trop tard pour exprimer ses sentiments et ses regrets, et qu’il pouvait envisager de reprendre contact avec ses enfants, sans attendre un signe de leur part. Les appeler au téléphone, et leur dire qu’il les aime. Il suffisait qu’il soit tel qu’il était là, devant moi, en contact avec sa souffrance. Il est rare qu’on ne soit pas touché par une personne qui s’exprime depuis son centre de vulnérabilité, quoi qu’elle ait pu faire.
Il acquiesça, et fit silence pendant quelques minutes. Puis il me demanda si je voulais bien devenir son tuteur. « Tu comprends, mon fils le veut, mais je sais que c’est mon argent qui l’intéresse. Il n’en a rien à foutre de moi». Il n’était pas dupe de sa propre demande, nous savions tous les deux que c’était impossible.
Nous avons encore parlé quelques minutes; très attentif à moi il me questionnait sur ma vie, ma famille. J’ai enregistré son numéro dans mon téléphone, lui promettant d’appeler pour avoir de ses nouvelles. J’étais curieux de savoir quelle suite il allait donner à son intention sincère de renouer la relation avec ses enfants. Ma belle-fille ressortait du bâtiment avec sa mère; Claude et moi nous sommes brièvement pris dans les bras et dit au revoir, et je suis reparti.
Quelques semaines plus tard, on me volait mon téléphone à Barcelone. Dans le quartier de Barceloneta, Claude est sorti de ma vie pour toujours. Il m’avait dit qu’il aller appeler ses enfants, et “tant pis s’il me prennent pour un fou”. Nous avions convenu qu’il me donne des nouvelles.
Je pense souvent à lui. Si jamais il devait lire ce texte, je le remercierais pour ce qu’il a accepté de m’offrir ce jour-là, cette part intime de lui, de sa souffrance d’homme et de père, et dans laquelle, l’espace d’un instant, il nous a permis de nous rencontrer. Et de nous reconnaître.
Photo: La Descente de La Croix. Rogier Van Der Weyden (détail).