Umaniti

Dominique Radisson {Textes, poèmes & autres}

Le petit garçon qui avait mangé tout le soleil

Romeo!

Deux immenses éclats d’obsidienne pure.

Eût-elle possédé pareilles gemmes que la Reine de Saba ne les aurait certainement pas offertes à Salomon, mais plutôt conservées précieusement dans quelque pièce secrète de son palais de pierre dressé comme un récif face à l’océan de sable couleur de brume.

Deux immenses yeux noirs d’obsidienne pure concentrant et redonnant toutes les lumières vraies de tout l’amour du monde. D’un éclat tel qu’à le recevoir, telle une bénédiction sacrée, l’âme se dévoile et se dénude devant lui, puis se fraye un chemin jusqu’au cœur où elle dépose dans le creux de ses deux mains d’opale jointes un chant d’amour sans cesse renouvelé. 

Chaque fois qu’il recevait ce regard, il se sentait comme absorbé et inclus tout entier en lui, dans ce regard qui semblait le dénuder en même temps que lui enseigner une vérité immémoriale, quelque chose à voir avec la vie intacte et pleine, transcendant les âges, les époques, les villes et les mondes. Un regard sans mémoire, sans passé, sans histoire, offrant sa présence et son amour indicibles, dans l’ancrage d’un présent posé éternellement. 

Un regard miroir de ce qui, toujours, est.

Chaque fois qu’il recevait ce regard, il lui semblait qu’autour de lui la lumière baissait en intensité, que le jour se ployait et se concentrait comme un chat près du feu aux premiers souffles de l’hiver. Il lui semblait que son enfant avait mangé le soleil, tellement l’éclat de ces deux grands yeux noirs emplissait tout l’espace, faisant venir une vague immense et tranquille, porteuse de ces échos mystérieux venus des profondeurs insoupçonnées où les sirènes légendaires aux chevelures chatoyantes et nacrées enseignent les chants des mystères, dans une langue de silence iridescente.

– Non, il n’a pas mangé le soleil, lui répondait doucement la mère de l’enfant.

Lorsqu’il recevait ce regard, la joie l’inondait en son corps de père, en ondes charnelles qui parcouraient ses veines, faisaient monter par l’écho répété de leur chant son coeur toujours plus haut dans sa poitrine, jusqu’à ce que, dépassant la chair même, il s’envole sur une monture cristalline de souffle pour frôler la lisière des plus lointaines étoiles. Puis, il revenait nécessairement dans le creuset de sa poitrine, accompagné au retour comme du plus tendre des amis par ce soupir caractéristique de qui a l’impression d’être trop petit pour contenir la vastitude de tout le bonheur qu’il lui est offert de vivre.

Bien sûr, le père chantait à qui voulait l’entendre que son fils avait mangé tout le soleil tellement il était un petit soleil rayonnant de lumière. Au village, où sa joie résonna dans toutes les cours, toutes les ruelles, rebondissant sur chacune des arrêtes des façades dans un crépitement de grêle vive, ses paroles atteignirent bien des oreilles.

– Mon fils a mangé le soleil ! Mon fils a mangé le soleil ! 

Quelques esprits chagrins l’entendirent et le crurent, constatant à leur tour — mais était-ce la réalité ? — que la lumière avait changé; et leurs épaules s’abaissèrent encore plus sous le poids silencieux d’une sourde inquiétude tue : « Mon Dieu, il a mangé le soleil, qu’allons-nous devenir ? ». 

C’étaient des gens qui avaient peur, peur que la lumière s’efface ou qu’elle ne soit trop intense, prisonniers de ces histoires où se devine au loin, derrière un horizon barré de sylves sombres, le roulement incessant des ombres du malheur. Des gens du monde des temps anciens et de la terre d’avant, de cette terre incertaine qu’on interroge chaque matin avec inquiétude, pour savoir si rien ne va changer, en espérant que tout sera encore comme hier dans la promesse à peine écornée de l’immobile. 

Des gens qui avaient oublié, ou qui ne savaient pas, ou qui ne savaient plus le vrai possible de la terre. Car contre toute attente, et malgré leurs dires, de cette terre sur laquelle ils gardaient le regard obstinément fixé sur les traces poussiéreuses de leurs aïeux, comme des bergers antiques, ils n’en connaissaient qu’une glèbe sourde et sèche. Mais ils auraient donné leur vie pour elle.

Ils essayèrent bien de donner de leur voix détimbrée, tâchant de peser des quelques rameaux de leur petite multitude sèche sur les idées du village, mais on n’écouta pas ce que ces ombres dirent sans dire, et on ignora leurs têtes penchée et leurs corps incertains, leurs coeurs durs et sombres comme des lits de paysans, et leurs reins noués comme des sarments de vieille vigne. On les vit, écoeurés, repartir chez eux, enveloppés dans leurs écharpes de laine passée couleur d’améthyste, et dans les ruelles étroites où ils habitaient, l’ombre des premières lueurs de la nuit recouvra peu à peu leurs silhouettes vacillantes, dans le son finissant de leurs pas lents et las. 

Bientôt dans le village, il n’y eut plus aucune rémanence des vielles peurs ridées.

Alors une fête fut décidée et donnée en l’honneur de l’enfant. Et les lumières et les sons emplirent toute l’atmosphère, caracolant bien plus loin que les heures, et les chants et les danses traversèrent la nuit de part en part, comme des flèches soyeuses. 

Au petit jour, dans le creux calme des coroles humaines émergeant de la fête finissante, dans une singulière alchimie de gestes identiques qui emmena chacun, les regards se levèrent un à un vers le ciel, et ce qu’on vit figea chaque visage dans une expression de stupéfaction autant que d’émerveillement. 

Emergeant des dernières encore ombres de la nuit, dans une cape aux teintures veloutées s’élevant des épaules de la terre, un soleil immense et redoublé illuminait l’aurore d’une clarté jamais vue, jamais connue. Offrant sa lumière comme deux grands bras violine étendus sur tout l’horizon, il redéfinissait chaque objet, chaque être, chaque teinte jusqu’en la moindre promesse de reflet à venir.

On eut dit qu’il concentrait une lumière neuve, comme celle qui irrigua le premier jour de la naissance du monde, bien avant même que la terre ne fut, ni que l’homme ne la foule de ses pas.

Et le silence se fit, devant tant de beauté et d’harmonie. 

Alors, il comprit. 

L’enfant n’avait pas mangé le soleil, il l’avait ravivé.

Dans son petit lit peuplé d’ondes soyeuses, l’enfant riait, riait de bonheur d’être, et son rire étincelant fit chanter le ciel jusqu’aux églises de Rome. Aux façades et aux toits ocres des grands palais des condottiere, il souleva des myriades d’ailes blanches, comme les grands oiseaux clairs s’envolent en nuées chaque hiver pour les ciels ignorés des étés à venir.

Et la mère, calme et tranquille, souriait. Elle savait. 

Elle avait toujours su.


A toi, Roméo, mon fils. Mon petit ange d’amour.