Qu’il était beau, le sourire de maître Masamichi Noro. Une vibration de joie généreuse façonnait son visage d’une tendre argile de lumière pleine, douce et avenante. Deux yeux, vifs et pétillants, qui disaient le plaisir sincère — et presque l’amusement — de vous rencontrer et de partager ce moment avec vous. L’innocence d’enfance d’un être qui aurait de longue date oublié d’effeuiller les calendriers.
Tel paraissait Maître Nasamichi Noro.
Il était, pour le pratiquant d’Aïkido et jeune journaliste que j’étais, quelqu’un de très accessible et de très impressionnant en même temps. Accessible par sa personnalité, impressionnant par ce qu’il incarnait. N’avait-il pas été un des premiers élèves de Morihei Ueshiba, le fondateur de l’Aïkido (à qui je vouais – et voue encore – une profonde admiration), lorsque celui-ci façonna et nomma définitivement son art, au sein de son dojo privé d’Iwama?
C’était une légende que j’avais en face de moi! A soixante-dix ans passés (il en faisait bien quinze de moins), il faisait partie du premier cercle, au rayon de vie de plus en plus restreint, de ceux qui avaient reçu la transmission directe du fondateur de l’Aïkido.
Assis dans son dojo parisien, affable et disponible, il me mit à l’aise par quelques paroles drôles, et en réponses à mes questions, prit le temps de me parler de lui.
Jeune, dans le Japon de l’immédiat après-guerre, Masamichi Noro était un pratiquant martial très puissant et très fort, extrêmement combatif et fougueux, doublé d’un élève brillant. Il était de ces vingtenaires à peine qui pensaient tout bas que Morihei Ueshiba était un peu toqué avec ses façons de parler d’un autre temps et ses paraboles mystiques. Mais qui, dans le même temps, étaient fascinés par ce qu’ils voyaient œuvrer chez cet homme, et qu’ils convoitaient comme de l’or : le secret de sa puissance, la clef de ses capacités incroyables.
Morihei Ueshiba était déjà âgé à l’époque, mais il semblait se jouer de tous les assaillants et de toutes leurs attaques, comme si aucun danger, aucune menace n’existait plus pour lui, avec une facilité et une vigueur inexplicables.
Mais paradoxalement, Noro était aussi prédisposé à la vulnérabilité, ce signe —autant que signal— qui définit en tout lieu et tout temps les authentiques êtres de paix. Aller plus encore vers cette vulnérabilité jusqu’à l’embrasser tout entière, comme l’incendie embrasse la forêt furieuse, était son chemin de vie et de déploiement, et il ne le savait pas encore. Pas plus qu’il ne pouvait prévoir que c’est sur le sol occidental, et précisément français, bien au-delà des frondaisons entendues des grands pins de la tradition japonaise qu’il l’accomplirait.
Envoyé en France au début des années soixante pour y diffuser l’Aïkido, il eut deux expériences fondatrices initiatiques, qui l’amenèrent à se détourner de la martialité de l’Aïkido, fut-elle celle en grande partie déja transfigurée par le Maître, pour se diriger vers sa propre pratique de sensibilité incarnée.
Il y eut d’abord une rencontre avec la qualité particulière d’un toucher qui le foudroya comme une révélation. Ce fut lors d’un soin donné par une femme, Lily Ehrenfried ou Gerda Alexander si ma mémoire est bonne. Noro me dit que son corps fit alors l’expérience d’une telle douceur dans ce simple toucher qui cela le fit pleurer comme un enfant, lui qui n’avait jamais connu que le combat, la dureté et la rigidité.
“Je n’avais jamais été touché comme ça, je n’imaginais même pas que cela pouvait exister”.
Il y eut aussi ce terrible accident de voiture, qui le laissa les membres brisés, désormais incapable de reprendre toute pratique martiale, et qui le conduisit à inventer sa propre voie d’un Aïkido totalement démartialisé, qu’il nomma Kinomichi, ou voie de l’énergie.
Puis, m’offrant pour la millième fois son sourire dans cette heure d’interview, Noro me raconte cette anecdote savoureuse :
Un jour, au Japon, Morihei Ueshiba lui demande, ainsi qu’à quelques autres ushi deshi (élèves proches), de faire une démonstration d’Aïkido en public.
« Nous étions jeunes, nous avons voulu impressionner le public! Je me souviens d’avoir fait une démonstration extrêmement martiale, on se projetait sur tous les coins du tatami. A la fin de la démonstration, nous étions épuisés mais très satisfaits.
Après notre salut, O Senseï, qui avait assisté en silence à notre démonstration sur le côté, s’est avancé sur le tatami. Il s’est agenouillé devant le public et s’est adressé à lui en ces termes : ‘Je vous présente mes excuses. Ce que vous venez de voir n’était pas de l’Aïkido’.
Ce disant, il s’est incliné respectueusement devant le public, puis nous à fait signe de le rejoindre sur le tatami. Nous étions stupéfaits, nous pensions avoir si bien fait !
‘Je vais vous montrer ce qu’est vraiment l’Aïkido maintenant, a-t-il ajouté’. Et il a refait une démonstration qui a été pour moi une des expériences les plus fortes de ma vie d’Aïkidoka !Nous étions épuisés, exsangues, et il fallait l’attaquer toujours plus fort.
Jamais je ne me suis senti aussi stupide que ce jour-là, il était partout et nulle part, son centre était si fort et en même temps si calme! A coté de sa démonstration, la nôtre ressemblait à un combat laid et violent de coqs arrogants et orgueilleux, me dit-il dans un rire éclatant. Nous avons tous été corrigés ce jour-là par lui, je m’en souviendrai toujours. »
Une pause, un profond inspir… Noro semble partir en arrière dans un temps révolu qui colore son regard d’une teinte d’émotion subtile, entre nostalgie et émerveillement; je le sens plonger en une dimension intérieure de lui seul accessible.
« Ueshiba… Je l’ai tellement connu et aimé ». Me montrant ses avant bras : « il m’a tellement touché, que je ressens encore son contact. Il est là, dit-il en me montrant ses avant-bras, il est en moi, pour toujours.»
Puis, avec un enthousiasme d’enfant : « Un jour, je le dépasserai !»
Sur le moment, je fus étonné et même désagréablement surpris par cette expression. Peut-être raisonnai-je encore en occidental, pour qui la vénération est incompatible avec le surpassement? Mais devant l’absence de tout signe de supériorité ou de jalousie chez lui, je me rendis à l’évidence. Clairement, c’était un signe naturel de grand respect pour son maître que d’affirmer cela.
J’eus la confirmation plus tard que, traditionnellement au Japon, la meilleure façon de rendre hommage à son maître est de le surpasser. Et la phrase de Noro rejoignait celle de Léonardo Da Vinci, qui exprima la même chose cinq siècles plus tôt, bien que par une tournure négative (pointant la dévalorisation par le possible échec) :
Piètre disciple, qui ne surpasse pas son maître.
Masamichi Noro, lui, aurait plutôt dit : Grand est l’élève qui dépasse le maître.
Chez lui, il n’y avait pas de place pour la négative.