Umaniti

Dominique Radisson {Textes, poèmes & autres}

Le vieil homme et le train

Dans le train nous emportant vers le nord, assis de l’autre côté de l’allée centrale et de mon siège, ce vieil homme qui, à intervalles réguliers, tousse, se racle le nez et la gorge bruyamment, crachant ses glaires dans des mouchoirs en papier qu’il tire de ses poches. Insupportable bruit mouillé d’expectoration palatale se répétant comme le tic-tac d’une pendule qui marquerait les quarts d’heure.

Sujet au dégoût, j’aurais aimé que ce vieil homme se lève et s’en aille gargouiller ailleurs, entre les plateformes, comme nous y invitent les contrôleurs à propos des téléphones. J’avais le choix : ou bien rester prisonnier de cet inconfort et me préparer à un voyage de quatre heures pénibles, ou bien écouter ce que ce corps usé me racontait. Ce que je décidai de faire. Et voila ce que j’ai entendu:

“Jeune homme qui me regarde, je suis un vieil homme. Tel que tu me vois, je suis au bout de mon chemin. J’ai mené ma vie d’homme comme j’ai pu. J’ai eu les mêmes joies que les tiennes, les mêmes peines aussi. J’ai travaillé, trouvé femme, fondé un foyer, essayé d’aimer et d’être aimé. On m’a connu brutal, inspiré, méprisant, attentionné, tyrannique, attendri. J’ai bafoué, j’ai honoré, j’ai détruit, j’ai protégé, j’ai levé la main et baissé les yeux. La vieillesse m’a rattrapé alors que je me croyais invulnérable… Désormais, mon corps souffre, mes poumons pleurent une glaise brûlante que j’ai peine à expectorer. Je pourrais me lever par honte, pour t’épargner le désagrément de tous ces bruits que je donnerais tout, grands dieux, pour ne plus t’infliger. Mais je suis trop las, mes forces m’ont presque toutes quitté, seules me tiennent encore organisé quelques vieilles habitudes.

Je suis comme ce cyprès mort que tu vois en ce moment même derrière la fenêtre, dans ce paysage de Provence honoré de soleil que j’aimerais tant encore pouvoir contempler quand tu auras l’âge de mon fils. Et que j’aie été meilleur ou pire que tu ne le crois, je te demande une faveur : accorde-moi le droit d’être encore là, vivant. Comme ce cyprès aux couleurs passées et aux branches dénudées, j’ai ma place. Ici, maintenant, juste à côté de toi”.