Du point de convergence des cordes nous parviennent des sons étranges, étouffés. Sons confus d’agitation aux accents curieux, ceux d’un être qui s’affaire. Mélange de grognements, soupirs, borborygmes. Quelque chose est là et s’affaire à la croisée des cordes. Sensation sonore de quelque chose qui vit, mais difficilement identifiable —presque non humain—, masqué par la pénombre et le réseau des cordes.
L’attention de l’homme est attirée par ce point central et « ce » qui s’y trouve. L’homme se met à bouger et se déplace vers ce point. Sa progression est lente, du fait qu’il n’y voit pas encore bien, et que son corps est entravé par le réseau des cordes. On sent qu’il est animé par quelque chose d’irrépressible, bien plus que de la curiosité : un appel, fait d’un mélange de peur émergente et de fascination.
On distingue mieux l’être au centre. C’est un être petit de taille, au corps sombre et difforme, visqueux et luisant, à l’apparence repoussante. Un petit monstre.
Chose curieuse, le petit être actionne sans relâche les cordes convergeant à portée de ses mains. Il se saisit d’une, tire dessus, la relâche, se saisit d’une autre, tire dessus également, et ainsi de suite dans un étrange balai sans fin. Cette occupation semble totalement inutile, car dans l’enceinte de la salle, elle ne produit aucun effet. L’être au centre est totalement absorbé, il ne paraît pas avoir perçu la présence de l’homme qui essaie peu à peu de s’approcher de lui. Comme un sacristain dérisoire, il est totalement absorbé dans sa tâche, dont on sent qu’elle est sa mission en même temps que son calvaire : sa raison d’être est dans cette curieuse occupation éperdue.
Est-ce parce que l’être au centre actionne précisément une corde sur laquelle l’homme a posé ses mains pour s’aider dans sa progression ? Quelque chose se produit au moment précis où le monstre tire sur la corde, qui fige l’homme sur place.
Flash-back. Dispute avec sa compagne : Elle : « Les gens t’aiment mille fois plus que tu ne les aimes !». Un poignard invisible transperce le cœur de l’homme. Sa poitrine semble écrasée par un mégalithe, sa respiration est stoppée net. S’il se souvenait bien de cette scène, il avait oublié à quel point cela lui avait fait mal. Mais pourquoi diable revit-il cela maintenant, ici ? Et quel est le lien avec l’étrange manège du petit être ?
Il n’a pas le temps de pousser plus loin son questionnement. Un second choc le cueille. Echec professionnel : la tâche était d’ampleur trop importante pour lui, il a craqué et abandonné avant de l’avoir finie. Dans quel état d’effondrement physique et moral s’était-il retrouvé!
Le rythme de ces revécus s’accélère. En tant que spectateur de l’histoire, on assiste à un mélange d’instantanés, scènes de vie de l’homme, entremêlés par le montage en vision kaléidoscopique. Certaines scènes sont vues dans leur intégralité, d’autres ne sont explicitées que par des sons, des paroles échangées, des bribes de dialogues. Essayer de traduire en images les couleurs, les sons, objets, odeurs et émotions de ces souvenirs. Illustrer par tous les moyens visuels, sonores et matériels imbriqués la matière vivante des revécus, et leur aspect surgissant.
Scène d’adolescence : son père, s’adressant à des amis, à table : « Moi, ma volonté, c’était qu’il rentre dans un grand groupe, et qu’il bénéficie de l’opportunité d’une belle carrière dans un groupe solide. Mais bon, il n’a pas fait le choix des études qu’il fallait. C’est dommage parce qu’avec mes appuis, j’aurais pu l’aider ». Son père ne le comprend pas, bon sang ! Et continue de le voir aujourd’hui comme s’il avait quinze ans !
Adolescence encore. Premiers émois. Premières frustrations. Première fois. La mère de son copain d’enfance le regarde bizarrement, avec une expression dans les yeux qu’il ne lui a jamais vue et qui le trouble autant qu’elle l’impressionne. Il a juste 13 ans, elle en a 45.
Son mariage : sourire crispé au moment de la photo au pied des marches de la petite église. Avait-il vraiment envie de ce mariage ou s’est-il un peu fait forcer la main par son entourage, ses amis, ses parents, la société tout entière (« Il va falloir y penser, hein, t ‘as fait trente ans, faut pas traîner . Tu ne vas pas rester célibataire toute ta vie, non ?»). Et puis il a si peur de la solitude, au fond de lui. Alors, malgré un sentiment intérieur de lâcheté devant son conformisme, il préfère ne pas se poser la question. Et puis les enfants (un, puis deux) seront vite là pour absorber sa vie et lui faire oublier.
L’homme est comme hébété, à chaque réminiscence imposée,il interrompt sa progression, mais il se remet en route, irrésistiblement attiré par le centre.
Le petit monstre actionne de nouveau une corde. Scène d’enfance, sur la plage. L’enfant va vers son père qui lit le journal allongé sur une chaise longue. L’enfant arrive derrière lui, et l’enlace. Geste du père qui dénoue les bras de l’enfant. Une fois, deux fois, trois fois. Réprimande sévère. L’enfant ne comprend pas, et tourne son regard vers la mère à côté. Celle-ci n’a rien vu.