Umaniti

Dominique Radisson {Textes, poèmes & autres}

L’être au centre

L’homme, vieux, à la chemise à carreaux qui le regarde de haut, les poings sur les hanches. Une expression sur le visage qui lui inspire un sentiment de malaise diffus. Il se sent si petit, si vulnérable, et en même temps étrangement soumis et complice de sa soumission. Il a peur. Très peur.


Boules de neige, bataille dans la cour de l’école. Puis les jeux d’amourettes : elle a sept ans : « Tu n’as pas l’intention de me choisir, quand-même ? ». Lui, baissant les yeux faussement indifférent, à crève-cœur : « Non, non ». 


L’eau et la mer. Seul dans l’eau, grande félicité. Il aime la mer, il y restait des heures étant petit, il fallait l’extirper de force de l’élément liquide. Il aime la méditerranée, elle est tendre, accueillante, féminine l’océan est violent, imprévisible, masculin.


Fenêtre aux volets ouverts, et la lune qui brille. Dans l’appartement familial silencieux, le petit garçon ne dort pas. Assis sur son lit, il regarde par la fenêtre et répète inlassablement la phrase « blanca esta la luna ». La lune est blanche…


Chute à vélo. Opération à hôpital « tu vas être courageux, tu es un grand garçon n’est-ce pas, et les grands garçons ça ne pleure pas, n’est-ce pas ? ».


La ferme, l’odeur des herbes dans le champ. Le goût des framboises et des mûres sauvages. La petite fille qui urine dans le pot de chambre, juste à côté de lui, sans prêter la moindre attention à lui. 


Colonie de vacances. Il a 8 ans, peut-être 10. Il est la cible des moqueries dans le dortoir de la colonie de vacances, tant et si bien que la monitrice viendra s’allonger à côté de lui sur son lit, pour faire rempart. Cela lui vaudra le lendemain double ration de railleries.


Le père, excédé, en boitant, lui lance son sabot à la tête. L’enfant de 6 ans qui s’enfuit, le sabot qui siffle à ses oreilles, son cœur qui bat à se rompre. Et sa fierté de ne pas avoir été atteint. Et la déception totalement absurde d’avoir vu son père manquer maladroitement sa cible.


Vexations et moqueries sur la plage « Tu as vu le gros ventre !? Qu’est-ce qu’il a le garçon ?». Et sa question à lui : « Maman, pourquoi je suis différent ? ».


« A chacun de tes anniversaires, je me disais « encore un an de gagné sur la mort » lui dit sa mère.


Ils pleurent, dans les bras l’un de l’autre : « Je t’aime, jamais plus je ne te quitterai ». Puis elle ajoute : « Un jour, je ne serai plus. Je serai un petit grain de sable ».

L’homme est épuisé; éprouvé d’une fatigue qu’il ne connaissait pas. Il a péniblement poursuivi sa progression vers le petit monstre. Arrivé près de lui, il trébuche et tombe à grand bruit. Le monstre sursaute au bruit de la chute et voit enfin l’homme. Il prend peur, tremble, recule d’un pas, sans lâcher la corde qu’il tient, et reste figé.

L’homme se relève. Ces revécus l’ont remis en face et en chair au contact direct de souvenirs très douloureux qu’il avait is de côté. Et Dieu que de douleurs contenues dans tous ces épisodes de vie! Il ne pensait plus à tout ceci, et n’était pas préparé à faire face à cette résurgence de douleur additionnée, emmagasinée, ignorée parfois depuis si longtemps. Curieusement, au milieu de cette souffrance, certains souvenirs paraissaient insignifiants, certains même étaient drôles. Tout ceci constitue un mélange incohérent, et l’absence de cohérence dans sa vie l’a toujours déconcerté autant qu’irrité. En fait, il se sent totalement déstabilisé sur tous les plans de son être. Un rideau de fatigue cherche obstinément à lui fermer les yeux.

Sensiblement, il sent une colère qu’il ne connaissait pas monter en lui.

Colère de l’homme. On devine qu’il commence à avoir envie de malmener ce petit monstre, de s’emparer de lui, de le soumettre et de le réduire à l’impuissance pour qu’il cesse son manège. La colère croît, dans une montée irrésistible autant qu’absurde et disproportionnée, cédant la place à de la haine : c’est ce petit monstre le responsable, c’est à cause de lui que l’homme se trouve dans cet endroit dénué de sens, où il n’a pas demandé à venir, et où il est confronté à tous ces souvenirs ravivés contre sa volonté. Pourquoi lui, il n’a pas demandé à vivre cette douloureuse expérience !

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