Cher Jules,permets-tu que je te tutoie? C’est que, si tu ne me connais pas, moi je te connais bien. En effet j’ai très souvent entendu parler de toi. À ce qu’il paraît, Jules, nous te devons l’instruction obligatoire. Tu es donc un peu le père de l’école publique et laïque, cette grande institution dont nous sommes si fiers en France.
La semaine dernière, c’était la rentrée des classes pour notre fille de 3 ans et demie. La Grande Rentrée, celle de la petite section de maternelle. A l’accompagner dans ta maison – permets-tu que je parle ta maison, même si ce n’est pas tout à fait exact?-, je me suis retrouvé par la force des choses un peu invité chez toi. Jules, j’aimerais que tu ne prennes pas mal ce que je vais te dire, mais voilà : je n’ai pas aimé ta maison. Malgré les grandes qualités humaines, les compétences, et bonnes volontés des personnes qui en assurent le fonctionnement, je l’ai trouvé très poussiéreuse, triste, et à vrai dire très peu humaine, ta maison.
Dans un sens, cela ne m’étonne pas : ta « noble » institution va bientôt fêter ses 150 ans. Bien sûr, depuis ton époque, ce qu’on appelle la pédagogie (est-ce que on parlait déjà de ce mot de ton temps?) a changé; on a introduit ici et là, par couches successives, des améliorations, allègements et ouvertures mais dans leur globalité et leur esprit, la structure et les lois de fonctionnement de ce grand corps que tu as contribué à définir sont restées identiques.
Si tu voyais le monde d’aujourd’hui Jules, tu n’y comprendrais rien. Tu as vécu à une époque de Nations (avec un grand N ronflant), fondées sur des identités extrêmement fortes, motivées par des haines ancestrales que nous ne connaissons plus, ainsi que par un colonialisme dont tu fus d’ailleurs partisan. Des nations organisées et dirigées en vue de l’avènement et de la glorification de la science, de la production industrielle et de la suprématie militaire : une forme d’esprit déclinée partout. La priorité de l’école —au-delà de la belle intention de dispenser gratuitement un enseignement à tous—était de forger et fédérer un peuple au service d’une patrie ayant soif de puissance et de revanche. Tu es même devenu ministre de l’éducation publique avant qu’un certain Freud n’opère une formidable percée dans l’esprit humain et ne donne naissance à une discipline qui autorisera une remise en question radicale des processus d’apprentissage et de formation. Tout a changé depuis ton époque, Jules, alors pourquoi ton école a-t-elle si peu changé dans l’esprit?