Extrait du livre : L’œil du cyclone
Une certitude diamantine l’accompagnait depuis très longtemps, peut-être depuis cette aube d’été de ses six ans sur la terre d’Espagne.
Il était cinq heures du matin. Plongée dans une demi-pénombre, la maison familiale froissait le tiède silence de la nuit par les bruissements affairés des ultimes préparatifs de départ. Les vacances d’été touchaient à leur fin, et la route du retour serait longue pour rejoindre, tout là-haut vers le nord, ces lointaines terres de froid et d’ombre où, sous le règne commencé des fossoyeurs de l’été, déjà les sols se jaunissaient de feuilles et les jours s’inféodaient à la force grandissante des nuits.
Il se sentait triste et en colère à l’idée de devoir quitter cette terre d’Espagne qu’il aimait tant pour ce bonheur qu’elle lui prodiguait sans retenue de se sentir vibrer et réagir aux hommages conjugués de l’eau, du soleil et du vent sur sa peau nue d’enfant, dans le flot libre et ininterrompu des parfums de la nature. Il avait cette chance. C’était ici, sur cette terre d’Espagne, qu’il sentait le plus la vie vivre en lui. Ce bonheur, il en était assoiffé comme d’un suc vital, lui qui, à la très petite aube de sa vie, s’était vu refuser le monde des humains pour celui des machines, de longs mois durant, sous les froides lumières de néons des salles d’hôpital bardées d’échos métalliques et répétitifs, dans les âcres odeurs de la chimie et l’isolement appauvri en énergie vivante des parois de verre.
Aussi, en ce jour de départ, dire au revoir à cette terre lui était insupportable, c’était comme être dépossédé de la partie la plus essentielle de lui-même, comme dire au revoir à la vie, et il ne pouvait se résoudre à une telle fatalité. Alors, déjouant la surveillance parentale, sans rien dire il s’était enfui à toutes jambes.
L’appel était irrépressible. Il ne partirait pas sans au moins un dernier au revoir. Il s’était éclipsé comme une ombre par la porte d’entrée ouverte, avait grimpé le grand escalier menant au terre-plein qui surplombait la maison. De là, la colline s’offrait à lui ; il s’y enfonça, traçant à toutes jambes son chemin dans sa terre de broussailles, de pierres et de parfums. Il avait grimpé aussi vite que possible les pentes rocailleuses pour arriver quasiment au sommet de la colline, là où se trouvait un vieux réservoir d’eau cimenté à toit plat sur lequel il adorait venir jouer, seul, aux heures fraîches du jour, et d’où on pouvait jouir d’un panorama éblouissant sur la baie. Par l’échelle de métal rouillé qui apposa une dernière fois son imprimatur ocre sur chacune de ses paumes, il s’était hissé sur la dalle grise et lisse et s’était assis, reprenant son souffle.
C’était la première fois qu’il venait là de nuit.
Terre d’Espagne, sous les premières lueurs de l’aurore.
Un très ancien silence régnait comme un roi juste. L’air était frais, et vibrait doucement, à peine froissé des derniers chants d’amour des insectes nocturnes s’entremêlant à ceux, débutant, de leurs frères de jour. Son regard balaya tout l’espace, et une fois de plus, caressa la colline comme une présence aimée. Parce qu’elle n’avait pu faire autre chose que de se soumettre à la pression irréfrénable des transhumances humaines, la colline s’était vue amputée au fil des ans d’une grande partie de sa chair vierge, l’offrant sans contrepartie au désir de pierre des hommes.
Intacte et une encore en son sommet, elle se découpait à partir de sa moitié inférieure en un réseau stratifié de corniches et de ruelles étayé par de grands murs de pierres sèches, piqueté de maisons aux murs blanchis de chaux vive. De loin en loin, quelques lanternes éclairées blotties sous les bougainvilliers faisaient danser de grands papillons d’ombre sur les portes de bois massif aux motifs arabesques. Plus bas et au loin, sur la plaine, la terre reprenait possession des droits qu’elle avait négociés de tous temps avec les hommes. Des champs d’oliviers, de caroubiers et d’arbres fruitiers recouvraient d’une couverture olivine déchirée comme un pagne d’ermite la grande plaine et sa peau d’ocre nu. Enfin plus loin encore et toujours, l’immense mer était là, à perte de vue, frissonnante d’éternité, ourlant le rivage naissant d’une draperie azurée.
À l’est, la masse sombre du cabo se découpait entre le ciel et l’eau, grande murène de roche mauve figée par quelque très ancien sortilège de basalte. Elle étirait, immobile, son long corps à l’impressionnante tête busquée au profil aquilin vers l’appel du large et sa promesse d’îles tendres. Au nord, la majestueuse pyramide de calcaire strié du Mont Go dominait la baie de son imposante silhouette cyclopéenne, fidèle et massive gardienne de la mémoire des plaines, des ciels des eaux et des vents, comme un chamane minéral. Le silence était roi ; cette montagne était reine ; la mer une impératrice et le ciel un royaume. Le paysage était d’une beauté non pas à couper le souffle mais à l’absorber dans son immensité, jusqu’à le dissoudre en un battement de cœur de silence éternel.
Dieu qu’il aimait ce monde !
Un instant, juste face à lui, un éclat de garance transperça les ténèbres et cisela l’horizon d’une entaille ardente comme une querelle ibérique, puis se déploya en un arc immense, incendiant le ciel en sa totalité. La tête de la murène de pierre rougit puis s’embrasa devant tant de ferveur photonique, et son corps se précisa sur la masse sombre des flots. Le clignotement régulier du phare dressé sur sa nuque plate sembla s’effacer comme à regret devant tant de flamboyance, sa pâle lumière devenue dérisoire, tout aussi dérisoire que l’était la place de l’homme épuisé de soleils, de fêtes et de plaisirs, dormant au creux des murs de pierre.
La colline exultait maintenant tout entière à ce jour renaissant. Tout en elle chantait. De sa végétation rare, de jeunes essences déjà puissantes montant en arabesques verticales calligraphiaient l’air et la lumière nouvelle, entremêlant leurs effluves labiés aux fragrances acides des pierres encore tièdes de la brûlure des jours précédents. Un poudroiement d’aromates ponctuait la délicate harmonie de dentelle d’or acidulé des premiers chants d’oiseaux par de somptueux accords verts et sûrs, cuivrés et fiers. La nuit, déployant son échine bleutée dans un dernier soupir de rosée rare, se tournait vers le jour pour lui rendre le flamboyant salut qu’il lui avait offert quelques heures plus tôt en lui cédant la place.
L’enfant avait vu tout cela, puis avait tourné son visage vers le ciel, restant là, contemplant en silence le mystère de la vaste voûte sombre piquetée des derniers scintillements de l’étoffe stellaire. Dans ces tendres noces parmes d’une nuit finissante et d’une aurore naissante, il avait reçu en silence un chant pur de terre, de ciel et de lumière. Le temps n’existait plus.
Il s’était fondu en chacune des paroles vibrantes de ce chant éternel.
Puis, des appels répétés montant vers lui en nappes d’intensité croissante, tels les échos de laudes d’une église inquiète, avaient traversé le silence et traversé le chant, et l’avaient extirpé de son état. Il avait vécu pleinement ce qu’il voulait vivre. Apaisé, sans regrets et sans manques, il s’était relevé et était reparti en courant vers la maison, vers sa famille, sa vie d’enfant et d’homme à venir, sous les ciels qui seraient.