Umaniti

Dominique Radisson {Textes, poèmes & autres}

Les louanges d’Assinie

coquillage Assinie

Assinie, bande de terre entre lagune et océan, au plein est de la Côte d’Ivoire, sur le grand continent de l’homme qui marche. Assinie, de retour chez mon très cher ami Léhady ; kilomètre 22, un des endroits les plus sauvages de cette portion de côte. Je n’étais pas revenu ici depuis vingt-cinq ans, très exactement.

Ce dimanche matin, je me suis réveillé avant le soleil, peu habitué aux mille chants d’oiseaux et aux bruits de la nature intacte. À l’aurore, je me suis levé du lit au sommier de branches tressées, et quitté mon petit bungalow, ma tasse de thé à la main. Prenant la direction de l’océan, je traversai la presqu’île sillonnée de lierre rampant à coupelles vert tendre, de jeunes pousses d’arbres du voyageur, de korosols, et de ravissantes pervenches de Madagascar à petits chapeaux fuchsia à cinq pétales. 

Un sable de farine de silice crissait sous mes pas ; les feuilles de palétuviers et de cocotiers entrechoquées par la brise faisaient un bruit de pluie insouciante. Ayant atteint la grève, je me mis à courir, un vrai footing de joie improvisé. Je me dirigeai plein sud, vers la passe, cet endroit où la terre s’évase comme une compréhension, et permet à la force majestueuse de l’océan d’accomplir son œuvre de vie en elle. Des bancs de petits oiseaux noirs et blancs, à la queue fourchue comme un choix impossible, s’envolaient en piaillant sur mon passage.

J’étais seul. Je me sentais le premier homme sur terre… Un être vivant constitué des mêmes éléments qui m’entouraient ; de cette eau, de ce sable, de ce ciel, de ce végétal et de ce vent. J’étais seul mais je n’étais pas esseulé : j’étais absolument inclus, entouré, intégré. Si le vent avait voulu à ce moment-là emporter quelque chose de concret qui me caractérise, il n’aurait trouvé que ce sentiment de joie d’être vivant, sans objet, à se mettre sous les ailes.

Le ciel disputait une partie d’immensité avec l’eau, s’empruntant mutuellement de riches nuances de couleurs, du gris sombre au vert profond, à chaque nouvelle donne. Étalé en couches successives d’aquarelle stratifiée et de coton de pluie délavé, il était d’une beauté que ni le Lorrain ni Turner n’auraient eu l’impudence de pouvoir rendre sur leur toile. Sur ma droite, l’océan indompté, étalant à soixante-dix mètres du bord sa cicatrice d’écume blanche, barrière d’octroi imposée aux forces des hommes avant que de leur livrer ses richesses. Sur ma gauche, une cohorte de cocotiers dansant dans l’air tiède du matin fermaient la côte d’un rideau vert profond et syncopé, se perdant au loin dans une brume seulement percée par quelques vagues pirogues de pêcheurs endormies.

Je courais presque nu au bord de l’eau, sur la lèvre humide de l’océan, là ou le sable est suffisamment dur pour accueillir les pas. L’eau était aussi tiède que l’air ; seule une information sensorielle de changement de sensation indiquait à mon corps que je prenais contact avec elle. 

J’avais le vertige en regardant mes pas. Avez-vous déjà fait cette expérience ? Cette impression très étrange qui peut nous saisir à cet endroit du bord, là ou la fin des vagues déferlantes s’entrecroise avec celles redescendantes, sac et ressac entremêlés ? Si l’on regarde ses pieds, le jeu des mouvements d’eau peut provoquer une curieuse sensation de déséquilibre, comme si on marchait sur un toit de tuiles mobiles et transparentes. Des impressions corporelles d’accélération et de ralentissement, d’aller brusquement de l’avant ou de reculer, s’imposent à notre cerveau, peu habitué à composer avec cette absence de grammaire, de repère au milieu de ces phrases liquides contradictoires.

Nul besoin de marcher, même en restant immobile on peut ressentir ce vertige. Si notre regard s’élève vers l’horizon et embrasse l’infini, la confusion de l’équilibre disparaît, et on se rend compte qu’on avance sûrement, au seul rythme de ses pas. Mais que notre regard replonge, et nous voila emportés de nouveau, parfois jusqu’à croire que nous puissions tomber. 

C’est une jolie métaphore de certains passages que la vie nous fait vivre, ai-je pensé. Une invitation à ce que notre vision de l’existence se défixe des courants contraires qui la perturbent et trouve le point de passage vers quelque espace plus vaste ; pour assurer notre équilibre et la continuité de notre cheminement.

Parvenu à la passe, je me suis arrêté pour observer la beauté de cette gorge plate, grandiose, étendue comme le col d’un immense flacon d’élixir de vie renversé par les dieux. 

Puis j’ai repris ma course en retour, bras grands ouverts. Je ne savais plus s’ils prenaient appui sur le sable ou sur le ciel inversé. Et je me suis arrêté. Je me suis engagé jusqu’à micorps dans l’eau, et me suis mis à respirer face à l’océan, face à cette nature sauvage, indomptée, belle et puissante, farouche et séduisante, impressionnante et nourricière. Nature de terre et d’eau d’Afrique éternelle…

J’ai laissé un chant monter de ma gorge se déployant vers le ciel. Je l’ai laissé se développer en des accents premiers, presque amérindiens, en notes rondes et graves, parcourues de-ci de-là d’inflexions, comme la proue d’une pirogue plongeant dans les vagues.

Le chant d’Assinie. Un rythme s’est forgé dans le creuset du chant irrigué par le souffle. Un rythme en 8/4, sur une simple alternance d’inspir-expir :

hei hei / ha he / ho he / ha ha…

Le rythme d’Assinie.

Mon chant aligna un temps ses notes sur les possibles du rythme, puis s’effaça pour laisser la place à la respiration seule. Peu à peu, prenant congé d’avec la pulsation tellurique du lieu et son indescriptible beauté, ma respiration quitta ma poitrine pour retourner au creux de ma colonne vertébrale, comme un animal regagne sa tanière après être sorti au jour s’enivrer de grands espaces. 

Enfin, elle se fit silence… Un silence qui enfanta en moi d’un sentiment d’une grande et sobre beauté, comme une secrète offrande de louanges imprononcées :

Dieu que la Terre est belle ;

Dieu qu’elle est précieuse ;

Dieu que la Vie est sacrée…