Ce matin, en amenant ma petite fille à la halte-garderie, et parce qu’elle prenait son temps, folâtrant avec sa petite poussette, j’ai senti de la contrariété, puis de l’agacement, puis enfin de la colère m’envahir. Parce que j’étais pressé et que je sentais le moment arriver où elle ne voudrait plus lâcher sa poussette pour que je la dépose dans la sienne…
J’ai pris le temps de respirer profondément, et me suis penché vers elle pour lui expliquer la nécessité de ne pas traîner. Ma fille m’a aidé en répondant facilement à mon invitation. Je me sentais soulagé en même temps que troublé : tout de même, de la colère ressentie pour si peu!
Sur le chemin, je croise des êtres dont le visage gris, fermé, stressé, mâchoires crispées, m’impressionne. Des Parisiens tout entiers absorbés par la pensée d’une vie conçue et vécue comme difficile, tellement pesante, encore une fois ce matin, un matin de plus…. Le poids de la vie subie. Ces visages ne sont pas le mien, mais parfois je n’en suis pas loin. Je peux moi aussi entrer dans une relation à la vie pénible, pesante, et me laisser emporter par des émotions négatives, totalement dénuées de raison d’être autre que celle que je veux bien leur prêter encore.
Au sortir de la halte-garderie, je croise Mike, ou plutôt je passe devant lui. Toujours assis sur son sac à dos, dehors chaque jour de l’année, d’humeur égale, ayant toujours pour mes proches et pour moi une attention et une parole généreuse lorsque je lui parle, il est là. Magnifiquement là. Il ne triche pas, et ne fait rien pour paraître autre chose que ce qu’il est. Mike ne fait pas la manche, ne demande rien, il m’est arrivé plusieurs fois de lui proposer de boire un café sans succès. Mike est pour moi comme un sage grec. Il est là, posé, immobile et contemple son monde. Il doit avoir dans les 40 ans mais ses paroles sont très anciennes, et sa lucidité positive souvent me rafraîchit, et parfois même m’impressionne.
Nous nous sommes salués, lui, posant sa main sur son cœur comme à son habitude. Comme je lui demandais comment se passait sa journée, il m’a répondu : “Tranquille. Et pour toi ?”.
“Tranquille aussi”, ai-je menti, éludant l’épisode de colère.
J’ai pris conscience de ce petit mensonge et ça m’a fait sourire. J’ai cru bon de rectifier le trait. Non, cette matinée n’était pas si tranquille, je venais de ressentir de la colère sans raison, je m’étais jugé durement, stupide, arbitraire et limité. Quand bien même j’avais su négocier le passage, respirer, parler, me défaire de son emprise, j’y tenais, à cette colère surmontée. Et j’ai alors reformulé ma phrase :
“Tranquille, et c’est une victoire”.
J’attendais un signe de sa part, une connivence, une reconnaissance.
Mike m’a regardé dans les yeux, calmement, posément, et m’a simplement dit de sa voix douce :
“Non mon ami : c’est un bon début”.
Mike m’a scotché, Mike est un sage tranquille.