« Par nature, nous sommes tous capables d’être des artistes, non pas au sens étroit du mot, peintre, sculpteur, musicien, poète, mais au sens large, artiste de la vie. Nous sommes tous nés ‘artistes de la vie’. »
D.T. SUZUKI — Bouddhisme Zen et psychanalyse
En Occident, nombre d’écrivains de valeur ont traité ce thème éculé : « Orient et Occident. » En revanche, rares sont les écrivains d’Extrême-Orient qui l’ont fait. C’est pourquoi il nous a paru intéressant de commencer par eux.
Au XVIe siècle, un des plus grands poètes japonais, Basho, composa le hâïiku suivant :
Je regarde avec attention :
Un nazuna en fleur
Au pied d’une haie !
Yoku mireba
Nazuna hana saku
Kakine kana.
Dans un chemin de campagne, le poète aperçoit au pied d’une haie une petite plante sauvage d’apparence si humble qu’elle passe généralement inaperçue. Fait banal et qu’il exprime d’une manière banale, sans la moindre intervention d’éléments dit « poétiques » si l’on excepte la particule kana qui clôt le poème. Cette particule exprime l’admiration, la mélancolie ou la joie et ne peut se rendre en français que par un point d’exclamation.
Il faudrait être familiarisé avec la poésie japonaise pour percevoir l’intense émotion qui se dégage de ce poème. Les poètes japonais, comme tous les poètes orientaux, s’identifient à la nature par un amour profond alors que les Occidentaux ont tendance à s’y opposer et à ne la considérer que d’un point de vue utilitaire. Ils la traitent comme étant « à leur service. »
La vue de cette petite fleur perdue au fond de la campagne exalte l’amour de la nature au cœur du poète. II y voit le reflet de la gloire divine et, en sa modestie, tout le mystère de la vie et de l’être. Le poète est transporté d’un sentiment du divin aussi intense que celui des mystiques chrétiens, qui peut atteindre les abîmes mêmes de la vie cosmique.
Il n’est pas nécessaire de contempler l’immensité de l’Himalaya ou la majesté des vagues du Pacifique pour ressentir cette Présence transcendantale qui dépasse la médiocrité quotidienne de notre condition. Il suffit que l’esprit s’ouvre au sentiment de la poésie ou de la religion pour la percevoir dans la plus humble des fleurs sauvages. La grandeur intérieure n’est pas fonction d’une dimension matérielle.
Quelle sera la réaction d’un poète occidental dans une situation similaire ? Prenons Tennyson. Ce n’est peut-être pas le poète type qu’il faille opposer aux poètes orientaux, mais son poème est d’une inspiration analogue à celle de Basho :
Fleur d’un mur lézardé
Je t’arrache à tes lézardes.
Avec tes racines je te tiens dans mes mains.
Toute et tout entière.
Petite fleur telle que tu es,
Avec tes racines, tout entière et tout dans Tout
S’il m’était donné de te comprendre
Je comprendrais alors ce qu’est Dieu et l’homme.
L’esprit de ce poème diffère du poème japonais en deux points essentiels. D’abord Tennyson cueille la fleur « racines » et « toute et tout entière ». Son sentiment peut être analogue à celui de Basho mais Basho ne cueille pas la fleur. Il la contemple sans discourir. Une seule particule lui suffit pour exprimer toute l’intensité de son émotion.
Tennyson, actif et analytique, arrache la fleur sans se soucier de la plante elle-même qui en mourra. Il lui faut satisfaire sa curiosité par un moyen qui tient de la vivisection. Basho, totalement inactif, se contente de la contempler. relevons ici un point sur lequel nous reviendrons plus tard. L’Orient est silence, l’Occident éloquence.
Mais le silence de l’Orient est loin d’être le mutisme de qui n’a rien à dire. Il est aussi éloquent que la prolixité occidentale. L’Occident aime à transformer le mot en chair et ce charnel s’exprime, d’une manière parfois outrancière, dans son art et dans sa religion. Ensuite Tennyson devant la fleur, qui commence sans doute à se flétrir, s’interroge.
Basho, peu inquisiteur, se contente de plonger aux sources mêmes de l’existence que lui révèle cette fleur sauvage et par un cri ineffable exprime l’ivresse qu’il en ressent. C’est tout. Tennyson, lui, s’enferre de plus en plus dans l’intellectualité :
S’il m’était donné de te comprendre
Ce recours à la compréhension est caractéristique de la mentalité occidentale. Tennyson s’oppose. Basho accepte. L’individualisme, qui prend ses distances vis-à-vis de Dieu et de la Nature, ne peut jamais s’identifier à eux. Il reste dans ce qu’on appelle de nos jours « l’objectivité scientifique ». Basho est résolument subjectif. Pour éviter ici l’opposition sujet-objet, ce terme devrait être entendu dans le sens de « subjectivité absolue ».
Dans cette subjectivité absolue, Basho n’est plus simplement spectateur de la fleur. Il est devenu la fleur elle-même, la fleur devenue consciente d’elle-même. Et les seize syllabes du Hâiku sont la résonance dans le monde humain de la silencieuse éloquence de cette conscience.
Tennyson, pur intellectuel occidental, n’a pas cette profondeur de sentiment. Attaché à la doctrine du Logos, il lui faut à partir d’une expérience vivante, signifier : c’est-à-dire abstraire et intellectualiser, soumettre à toute une série d’analyses ce qui fut vécu et ressenti.
Ainsi, comparés entre eux, chacun de ces poètes révèle let constituantes mêmes de ses traditions. L’esprit occidental se révèle analytique, discriminatif, inductif, scientifique. Il aime à généraliser, à élaborer des concepts, des lois, à organiser. Il se veut schématique, impersonnel. Il est dominateur, toujours disposé à affirmer son importance, à imposer sa volonté à autrui, etc. Tout au contraire, l’esprit oriental est synthétique, et intègre et ne discrimine pas. Il est déductif, dogmatique, intuitif (ou mieux : affectif). Il n’est ni systématique, ni discursif. Il est subjectif, spiritualiste individuellement et collectiviste socialement, etc.
Extrait de : Bouddhisme Zen et psychanalyse, par D.T. Suzuki (Presses Universitaires de France)