Le Centre européen d’excellence en biomimétisme (Ceebios) vient d’ouvrir ses portes à Senlis, dans l’Oise. Pour le biologiste Gilles Bœuf, son président – qui est aussi celui du Muséum national d’histoire naturelle -, cette approche en plein essor pourrait bouleverser de nombreux domaines, de l’énergie à l’agriculture en passant par la science des matériaux.
Qu’est-ce que le biomimétisme ?
Ce n’est pas une nouvelle science, mais une approche, un état d’esprit, voire une philosophie, qui consiste à étudier la nature sous toutes ses formes – animaux, plantes, micro-organismes ou écosystèmes – pour résoudre des problèmes d’énergie, de santé, de pollution, d’approvisionnement en eau… Cela concerne des physiciens, des mathématiciens, des biologistes, chimistes ou écologues, mais aussi des anthropologues, sociologues, économistes et même des philosophes. Il ne s’agit pas de tout réinventer, ni même de copier la nature, mais de s’en inspirer pour faire de nouveaux matériaux ou procédés. Je préfère d’ailleurs le terme de bio-inspiration. Le vivant a déjà beaucoup inventé. Nous devons tirer parti intelligemment de la nature, sans arrogance, avec respect et partage. Sinon, l’avenir de l’humanité sera très sombre. Le biomimétisme n’est pas la panacée, mais une opportunité pour la transition écologique. Léonard de Vinci disait : «Scrute la nature, c’est là qu’est ton futur.»
Cette approche est-elle récente ?
Le même Léonard de Vinci avait déjà observé les oiseaux et les chauves-souris pour dessiner ses machines volantes. A la fin du XIXe siècle, l’avion de Clément Ader a la morphologie d’une chauve-souris. Celui des frères Wright est inspiré des vautours. On a inventé les radars et les sonars en regardant comment chauves-souris et dauphins envoient des ondes sonores et les récupèrent pour déceler leurs proies. Mais ce qui a structuré ces approches est la publication, en 1997, aux Etats-Unis du livre de Janine Benyus, Biomimicry : Innovation Inspired by Nature. Cela a été une révolution. Elle a mis en musique le biomimétisme en organisant des choses disparates. Les exemples extrêmement encourageants se multiplient.
Pouvez-vous en citer quelques-uns ?
On s’est rendu compte que les chimpanzés se traitent contre le paludisme avec des plantes à partir desquelles on a fait des médicaments. Une étoile de mer a permis de découvrir les molécules clés impliquées dans le développement des cancers. On a imité la peau des requins pour faire des combinaisons de natation ou des revêtements de coques de bateaux non toxiques. Un des exemples les plus connus est l’invention du scratch par un ingénieur suisse qui a observé la capacité des graines de bardane à s’agripper et à se détacher des poils de son chien.
Depuis quelques années, les extrémités des ailes d’avions sont relevées. Comme les grands rapaces qui font cela pour voler plus vite et consommer très peu d’énergie. Avec ces ailettes, un avion économise 10% de kérosène. Au Zimbabwe, un immeuble est inspiré des termitières, capables d’autoréguler leur température intérieure. Cela permet aussi énormément d’économies d’énergie. Récemment, un merveilleux travail a été fait à partir des pommes de pin, qui s’ouvrent et se ferment selon les variations d’humidité dans l’atmosphère. Ce système a été adapté à des bâtiments, très bien thermorégulés sans énergie supplémentaire.
L’énergie est-elle une des applications les plus prometteuses du biomimétisme ?
Oui. Grâce à la photosynthèse artificielle, on pourra faire de l’énergie enfin non polluante, sans déchets, infinie, facile à produire et à stocker. Un arbre fabrique son hydrogène à partir de l’eau le jour et stocke son énergie la nuit. La nature fait les choses à des coûts énergétiques incroyablement bas. Une petite algue marine se fait un squelette de verre ultraperformant à 20 °C alors que les industriels le font à 1000 degrés. Demain, on fera des bétons inspirés d’éponges marines qui seront bien plus résistants et moins lourds que les bétons actuels. Et ils seront compostables. C’est magique ! L’agriculture est aussi un énorme champ d’applications. En agroécologie, on travaille avec des bactéries et des champignons du sol. Et ça marche très bien. Il y a 2,5 tonnes de bactéries par hectare de sol et 3,5 tonnes de champignons. Tout cela a été bafoué, détruit par ces saletés d’engrais et de pesticides de synthèse. On a détruit la moitié des sols de la planète depuis cinquante ans !
Il y a enfin tout ce qui touche à l’entretien. Les salissures, par exemple. Dans la nature, il n’y a aucun déchet, tout est recyclé. Les continents de plastique dans les océans, grands comme trois à six fois la France, c’est une horreur. Un sac en plastique tue une tortue de 80 ans issue de 200 millions d’années d’évolution ! C’est tellement stupide, tellement futile. Heureusement, depuis une quinzaine d’années, le biomimétisme commence à intéresser les entreprises. Total, Veolia, GDF Suez, Renault ou Saint-Gobain ont bien compris que l’avenir est là, puisqu’on épuise les matières premières de cette planète. Le lanthane ou les terres rares disparaissent. Comment on continuera à faire des téléphones ou des iPad ? Il faut bien qu’on apprenne.
Quel sera le rôle du Ceebios ?
Structurer et faciliter ces approches en France. Associez recherche fondamentale d’Etat, recherche appliquée et entreprises privées, rajoutez un zeste d’ONG, et vous créerez une communauté de pensée extrêmement utile. Face à l’Allemagne, au Japon ou aux Etats-Unis, la France était en retard en terme d’organisation. Même si des chercheurs s’intéressaient au sujet. Par exemple, l’équipe du CNRS qui travaille sur la dépollution des sols en Calédonie faisait déjà du biomimétisme. Regardez ce qui pousse sur des terrains pollués aux métaux lourds. Il y a une petite plante, là, à peine connue. Elle est géniale ! Si elle est là, c’est qu’elle a tiré parti de cette pollution. Et elle a appris à dépolluer. Certaines plantes stockent des métaux lourds, du mercure, du nickel, à des niveaux qui tueraient n’importe quelle autre. Il faut observer cette petite plante avec beaucoup d’amour et étudier comment elle fait. La nature ne maximise jamais, contrairement à l’économie capitaliste. Chaque fois qu’on gagne de l’argent très vite en détruisant la nature ou en la surexploitant, on appauvrit tout le système. Le vivant ne fait jamais ça. Une petite libellule, qui a 340 millions d’années, vole à 80 km/h avec quelques watts et des techniques de vol bien meilleures que les hélicoptères de combat. C’est ça qu’il faut regarder. Comment elle fait. Comment l’araignée tisse son fil. Comment une moule se colle à un rocher avec des colles biologiques incroyables. Cela demande de la patience et un goût de l’harmonie qu’on a perdus.
Prendre conscience de l’importance du biomimétisme, donc de la biodiversité, peut-il contribuer à préserver cette dernière, que nous saccageons ?
Je l’espère. Comme disait un pharmacien, «je plains ceux qui, en 2050, devront mettre au point des médicaments à partir de plantes qui auront disparu il y a trente ans». C’est une vraie question. En 2007, en Inde, un virus a attaqué le riz. Les agronomes ont testé 6 400 variétés avant d’en trouver une, perdue dans les vallées de l’Himalaya, qui résiste au virus. C’est ça, la biodiversité. Face à un changement, vous avez la réponse quelque part. Ce qu’on détruit, c’est cette capacité à répondre. En 2007 aussi, disparaissait le dernier Beiji, le dauphin du Yang-Tse Kiang, en Chine. Il avait le plus fabuleux sonar qu’ait jamais inventé la nature. Eh bien, on l’a perdu, dans l’indifférence totale. Autre exemple : au Kenya, un animal très bizarre, le rat-taupe nu, vit cinquante ans. C’est fabuleux pour un rongeur. On découvre alors qu’il ne développe jamais de cancers. Du jour au lendemain, cette bestiole très laide arrive au firmament des espèces. Elle a eu de la chance.
Mais ne vouloir sauver que ce qui sert à quelque chose est d’une stupidité inouïe. Comme si la nature avait inventé des espèces pour aider ou gêner les humains il y a 300 millions d’années ! Ce n’est d’ailleurs pas la planète qu’on veut sauver, c’est le bien-être de l’humain. Les papillons bleus, l’oiseau qui chante, ce n’est pas ça du tout, la biodiversité ! Elle est vitale pour notre survie.
Les technologies inspirées du vivant remplaceront-elles la «vraie nature» ?
Certains disent réinventer de nouvelles bactéries. Mais, de toute façon, les lois darwiniennes s’appliqueront, on reste sur de l’ADN. Prétendre «créer mieux que la nature» est terriblement arrogant. C’est monstrueux et délétère. Il y a eu un congrès récemment, au Brésil, où les gens ont dit : «Détruisons la forêt amazonienne, il y a des moustiques, des serpents, un tas de trucs qui nous rendent malades.» Et après, on fait quoi ? On aurait une nature totalement détruite et des zoos de clones, avec des espèces jugées utiles pour l’homme ? Ça n’a pas de sens.
Le transhumanisme rêve d’humains affranchis de leur partie biologique pour n’être plus qu’un cerveau, mélange de circuits imprimés et de neurones. Pour quel pourcentage de la population, 0,00001% ? Cette illusion est entretenue par certains scientistes, les mêmes qui veulent mettre des particules dans l’atmosphère ou du fer dans l’océan. Ces gens-là ont une vision si fruste de ce qu’est un être vivant que c’en est à pleurer. Laisser entendre qu’un jour l’humain sera affranchi de la nature est l’idée la plus terrible de l’époque. Elle pose d’énormes questions éthiques. On revient à la maxime «science sans conscience n’est que ruine de l’âme». Il faut ramener l’humain à ce qu’il est. On a au moins dix fois plus de bactéries en nous et sur nous que de cellules humaines. La vague de chaleur de 2003 a fait 15 000 morts en France. Cela devrait nous amener à bien plus d’humilité. Dire qu’on va vivre mille ans, c’est désolant, ce n’est pas vrai. Malheureusement. Ou heureusement d’ailleurs, pour le bien-être de l’humanité. Oublions l’expression «dominer la nature». Le biomimétisme, c’est l’inverse de cette arrogance.
Faut-il donner un prix à la nature ?
Pas un prix, mais une valeur. Pour nous permettre d’arrêter de faire de l’argent sur sa destruction. Il faut basculer d’une économie anthropocentrée à une économie bien plus écocentrée. C’est fondamental. Oystein Dahle, ancien président d’Esso Norvège, pourtant un capitaliste, disait il y a une dizaine d’années : «Le communisme socialiste s’est effondré parce qu’il ne tenait pas compte des réalités du marché.» Et il a ajouté : «Le capitalisme s’effondrera s’il ne tient pas compte des réalités écologiques.» Tout est là.
Qu’on arrête de nous seriner en disant «on crée d’abord de l’emploi». Moins on tiendra compte de l’environnement, moins on créera d’emplois ! On peut créer de l’emploi en vivant harmonieusement avec la nature. C’est là que le biomimétisme prend tout son sens.
Source : Libération. Crédit photo : Silvio Avila / AFP