Umaniti

Dominique Radisson {Textes, poèmes & autres}

La petite chaîne en or du quotidien

«Papa, je suppose que tu vas t’endormir ». Elle m’amuse cette phrase de ma fille. C’est le soir, nous sommes allongés, elle dans son lit, moi à côté d’elle.

C’est mon choix : jusqu’à aujourd’hui, je ne laisse jamais la grande petite fille s’endormir sans avoir passé un moment avec elle, après la traditionnelle lecture (ou invention) d’histoire. Un moment particulier, à papoter, à écouter de la musique ou à ne rien faire, en attendant que le sommeil la recouvre de sa tendre cape ouatée. C’est un moment de partage de présence privilégié, très paisible, et qui me permet souvent de prendre aussi du temps pour moi, de récapituler la journée ou de ne penser à rien, très simplement.

Le bonheur du vivre, ça pourrait être ça, se souvenir avec gratitude de ce qu’on oublie toujours. C’est comme la lumière du jour : quand on le réalise, quel bonheur – et quelle chance- de pouvoir la savourer! Et là, ce soir-là, quelle chance de pouvoir vivre ce moment dans le confort d’un logement chauffé, après un bon repas et une journée de scolarité et de travail, tous deux en bonne santé, dans un pays ou la démocratie fonctionne plutôt bien et où la liberté d’être est importante.

Oui, le bonheur, ce pourrait être ça, prendre conscience de la préciosité de ce qui est, caché dans le moindre instant-recoin de nos vies.

Ça pourrait être aussi remonter la chaîne de ce qui nous précède, en osant y accorder un peu de notre reconnaissance.

Ce soir-là, nous écoutons sur l’ordinateur une musique douce qu’elle aime. Un homme a eu la passion de la musique, et l’a composée. Un autre l’a jouée. D’autres l’ont enregistrée et diffusée. D’autres hommes ont crée l’ordinateur, l’ont commercialisé, d’autres encore ont développé les applications, ont choisi, sélectionné, produit, crée, construit, pensé, dessiné, amélioré, diffusé tout ce qui fait que cette musique résonne à nos oreilles dans le silence du soir.

Nous rendons-nous compte de cette longue chaîne de passion et d’ingéniosité, de talent, de persévérance, de créativité, de partage, d’amour de l’art et du travail bien fait pour en arriver là ?

Pouvons-nous, ne serait-ce que pour quelques secondes, laisser de côté ce que nous savons tous déjà ? Tout ce qui constitue le pénible du monde, par l’exploitation du fragile par le brutal. Laisser de côté que l’ordinateur a été commercialisé pour faire du business, idem pour la musique, que l’appât du gain guide en premier les choses, que sans perspective de commercialisation, de profit, d’exploitation de l’homme et de la nature, pas grand-chose de cet moment idyllique n’aurait vécu. Etc…Des idées pensées et repensées des milliards de fois. 

Ce n’est pas l’ignorer, se cacher la tête dans le sable; non, juste mettre de côté tout ça, quelques instants, pour se recentrer sur autre chose. Se reposer de ce qui nous atteint. Laisser de côté même nos convictions et nos luttes pour un monde meilleur.

A vivre dans l’omniprésence du commerce, du début jusqu’à la fin de nos journées et de nos vies, n’avons-nous pas oublié un essentiel ?

Pour revenir à cet instant aux côtés de ma fille, puis-je prendre conscience qu’une personne, ayant composé la musique que nous écoutons, était passionnée par son art ? Qu’elle a crée ce morceau en ressentant des émotions personnelles puisant en son vécu protéiforme, multiforme, d’une richesse qui n’appartient qu’à elle ? Que si quelqu’un a cru en cette personne et en sa musique au point de la fixer sur papier, puis une autre plus tard de l’enregistrer, c’est parce que toutes ont ressenti des sentiments et émotions profondes, et qu’elles ont eu en écho l’envie que d’autres vibrent et les ressentent aussi ? Même l’ingénieur du son qui a crée la console de mixage utilisée lors de l’enregistrement était passionné.

C’est cette lignée de passions, d’enthousiasme et de désir de partager, de diffuser, de faire connaître, de fixer, de pérenniser, d’étendre, de vibre à l’unisson, qui constitue le maillage de cette jolie petite chaîne en or du quotidien. En chacun de ses maillons, elle vibre d’une étincelle de lumière : amour de l’art, du beau, de la vérité, du travail bien fait, pensée, émotion, vibration, intensité du vécu condensé en un acte fondateur, communication, témoignage, célébration, et même entraide.

La ressentir, cette petite chaîne d’or du quotidien — quel que soit l’état du monde par ailleurs — est un cadeau. Car cela nous rappelle que l’être humain a le génie du partage et de la communion.