A ces deux grands poètes,
Et certainement amis :
Whitman et Valery
Roc, roche et rocher
De Méditerranée,
Voici qu’en ce matin d’automne
Tu accueilles mon repos.
Je suis là, tu m’accueilles
Toi,
Vivant dans un temps vaste,
Encore vis, échanges, interagis
Avec tout l’univers
Et non mort, figé,
Comme classé dans les livres;
Tu es vivant dans le grand temps
Non plus de tes forces propres
Déjà exprimées,
Mais de celles qui t’entourent,
T’animent
Et te façonnent encore;
Entre cent écumences
Il m’a semblé entendre
Ton histoire chuchotée.
Ainsi m’as-tu parlé
Roc, roche et rocher
De Méditerranée :
Il y a bien longtemps
Avant même le temps
Je fus rêve de porphyre
Dans une nuit noire d’atomes;
Puis enfin j’ai eu vie
Il y a millions d’années
De noces carbonifères
D’un soulèvement inouï
Et d’une lave insensée;
Prière marine
Elevée au grand jour
Cette terre me cracha
Dans une fièvre liquide;
La mer qui me couvrait
Se retirait d’un pas
Chaque million d’années
Me rapprochant en plus
Du soleil et du vent
Et du ciel infini.
Seules les tendre étoiles
Confidentes de claire nuit
Recueillaient en secret
Mes prières stratifiées;
J’avais pour compagne
L’éternité amie
J’en étais même, sais-tu
Le gardien attendri;
Autre sœur d’origine
Cette mer complice et vive
Me prodiguait sans cesse
Des caresses salines
Scellant en quelque fond
Notre alliance marine;
Mon bassin immergé
Vit se développer
La force déterminée
Maillant tout l’univers
A chaque croisement de mailles :
Une vie; une forme de vie
Comme un milliard de rois Wen;
Moi qui avais déjà exprimé ma part
Depuis bien longtemps
Et qui n’avait connu
Que le bleu et le vert
Pour répondre à mes ocres
Vis de nouvelles couleurs
Et m’émerveillai sans cesse
De toute cette vastitude :
Cellules, algues et gorgones
Puis tous les êtres des mers;
Puis,
Emergeant des flots
J’ai vu l’homme arriver
Avant qu’il ne soit homme
Avant que vous ne l’appeliez homme
Qui n’était que promesse;
Un beau jour :
Des pas mal ajustés
Sur mon échine stratifiée;
J’étais déjà âgé,
Quarante millions d’années;
Et voici que ce fut
Comme une brulure nette
Sur ma peau de basalte;
Instantanément
Je fus revêtu
De l’âge comme d’un vêtement
Et de l’étoffe du temps;
Avec lui apparurent
L’après et puis l’avant
Ainsi,
Cette première pensée
Trouant mon éden minéral
Le temps prit autre corps;
Je vis mon éternel
Se déchirer en jours
Comme les vagues sur mon front;
Désormais,
Je goûterai la pluie douce
Qui me lavera d’un règne
Qui n’était plus le mien
Le poète a pu dire :
« Le temps du monde fini commence »
Qu’eut-il vécu en cet instant,
Il aurait pu écrire:
« Le monde du temps fini commence »;
Souffle de la pensée
De l’homme
Quelque chose
Pour la première fois
Déroba le silence
Dont j’étais seul gardien;
Mais Dieu que j’aimai cet être
Qui se savait lui-même:
L’homme;
De malhabile
Je le vis s’acérer
Les eaux proches et fécondes
Pour lui, n’eurent bientôt
Plus de secret;
Encore quelques souffles de lune
Et je vis l’eau domptée
Par les premiers esquifs
Que du chanvre tressé
Retenaient à mes flancs;
Phéniciens, Grecs
Et puis Romains,
Carthaginois, Arabes et Byzantins,
Siciliens, Génois, et Vénitiens
Et plus tard Ottomans;
Les noms se succédaient
Mais déjà était l’homme;
Je vis naître l’amour,
Les joies et le partage
Les premières fêtes,
Aux dernières lueurs
Et les premières clameurs
Au retour des pêcheurs
Aux tout premiers matins;
J’appris à recevoir
Les nouvelles du monde
Par les bois de la Terre
Et des vaisseaux de verre;
Je vis naître les guerres
Qui violèrent mon horizon de lune
Des forteresses aux mâchoires de cuivre
Croisèrent devant moi
Faisant jaillir des feux
En écho dans mon dos;
Encore mille décades
Un clignement de rêve
Pour moi
Et les premiers bruits froids
Ricochèrent sur ma peau
Eraflant un peu plus
Mon très ancien repos;
Et voici que, depuis peu
Une autre première fois :
Depuis que je suis né
Je vois se raréfier
Ce qui toujours était;
Désormais,
Mes compagnons et moi
Echangeons des paroles muettes
Dans le creux de la nuit
Le jour ne nous appartient plus
Et tous mes chants du soir
Deviennent incantatoires;
Alors commence pour nous tous
Le temps
De la grande patience.
Homme,
Toi qui par ton repos
Sympathise avec moi
Et t’accorde à mon rythme
Sais-tu combien de poèmes secrets
J’ai pu recueillir
Sur mes flancs de silice ?
Combien d’amants cachés
Trouvèrent tendre refuge
Dans les replis salés
De ma chevelure hercynienne
Et mes bras de rhyolite?
Certains, en ces creux
Patiemment arrondis
Par des siècles de pluies
Enfantèrent des soupirs
Qui incendièrent la nuit
Et me remémorèrent
Mes origines de lave;
Combien d’êtres se sont aimés
Combien furent déchirés
Combien m’ont ignoré
Piétinant mon visage
Sans même me regarder ?
As-tu vu comme, de près
Je ressemble aux montagnes
Que tu verrais de haut?
Saurais-je dire
Combien d’enfants
Ont tatoué sur ma peau
Des arabesques de cris joyeux
Et m’ont choisi pour jeu?
Et toi, l’Américain,
Toi qui parlais au monde
Comme on parle à l’aimée
— Et le monde
Te le rendait si bien —
Aurais-tu pu accoster
Sur mes flancs généreux
Par quelque goélette
Au ventre chargé d’or,
De peaux et de cannelle
Et de jeunes nouvelles ?
Homme de ce matin,
Toi dont la main parcourt
Mes apophyses humides
Toi, et tout ce qui t’entoure,
Tout ton monde en entier
Ne sera que poussière
Dans les oublis du temps
Qu’encore, je serai la;
Mais tu possèdes une chose
Que j’aimerais tant connaître
Et qui m’est interdite :
Je ne dispose d’aucun
De tous ces artifices
Qui sont les tiens
Pour t’évader ou te disperser;
Jusqu’à la fin des fins
Je ne peux qu’être là;
Et voila que je rêve
De ce qui te limite!
Quelle chose fabuleuse
Que ce libre-arbitre,
Mais quelle chose bien curieuse
Autant que fascinante
Que de perdre du temps…
Moi, Roc, roche et rocher
De Méditerranée :
Dans mon inaltérabilité
Je fus témoin
De toutes les passions,
Mon temps immense
Compensant l’immobile;
Ainsi suis-je là pour toi
Et pour te rappeler
Que temps et mouvement
Sont plateaux d’une même balance;
Et toi qui m’écoute
En ce matin d’automne
Ecoute ma prière,
Ecoute bien, cher homme
Ma voix d’Estérellite :
Honore le précieux temps
Vis ta vie comme un rêve
Tout ton être en éveil;
Demain tu ne seras plus là
D’autres te succèderont
Puissé-je les accueillir
Dans mille ans à venir
Non comme êtres-robots
Machines et automates
Rouages et carapaces;
Mais comme être vivants
Fluides, joyeux, avivés
Sous des soleils renouvelés;
Enfants ivres du vivre
De la grande communion;
Vis ta vis comme un rêve
Tout ton être en éveil;
Si j’ai vu la lumière
Qui ne le pourrait pas ?