L’homme avait connu la faim, la soif et la poussière, les épineux accrochant ses vêtements, et les mille dangers d’une route insensée.
Dans la fabuleuse Antioche, il avait été attendu dans le silence forcé des espérances maintenues secrètes, puis accueilli, à joie retenue, car le connaître était grand péril. Là, il avait pu se restaurer et prendre quelque repos. Puis, bien vite, il avait repris son chemin, mené par la lumière de Celui qui l’avait fait naître.
Après un long périple, il était arrivé dans la ville immense.
« Tu seras la première pierre sur laquelle se bâtira l’édifice de mon enseignement» , Lui avait-il dit.
Pour l’heure, la magie à combattre affutait ses ombres sales, comme une chauve-souris aux ailes de mort déployées sur son ciel, sur le ciel de tous.
Il était venu pour ça, pour contrer cette magie.
Au carrefour des horizons arides attendris d’arbres verts, ses yeux s’étaient posés sur les grandes masses de pierre, de travertin et de pouzzolane.
M.AGRIPPA.L.F.COS.TERTIVM.FECIT
Lisait-il en son front
Il respira l’air clair de ce printemps naissant. Il sentait la fatigue du voyage, autant que le poids de son action à venir. Mais il était porté de l’intérieur par ce feu à nul autre pareil qu’il avait reçu de Lui, au sein duquel il s’était abandonné, consummé, et né de nouveau.
Une volée d’oiseaux gris, fractionnant l’espace juste au-dessus de lui, écailla en son faîte l’imposant édifice. Il leva les yeux, plus haut que le fronton de pierre triangulaire, ressentit un léger vacillement intérieur.
« Toi qui sait, accueille-moi tel que je suis .»
Il s’examina, comme un médecin de l’âme, mesurant, soupesant au trébuchet de son expérience les forces dont il disposait. Il se savait austère, rigoureux, méthodique, mais déterminé. Il ne croyait pas au paradis. Il savait que Lui parlait par paraboles. Ni jardin céleste, ni espace quelque part au-dessus. « Parfois c’est si facile de lever la tête, parfois de la baisser » se dit-il.
Il prit une profonde inspiration, comme Il leur avait appris, avec ce relâcher profond du plexus cardiaque. Il se souvint qu’il n’avait connu cette sensation de relâchement et d’ouverture du cœur, pour la première fois, qu’après s’être totalement effondré, lorsqu’il avait tant pleuré sa lâcheté de L’avoir renié. De L’avoir trahi, Lui, qu’il aimait pourtant plus que tout au monde.
Tout était presque à venir.
Il fallait transmettre la flamme, le message, composer avec cet autre, né de Tarse en Cilicie, qui ne L’avait pas connu, comme lui L’avait connu, et qui, parfois, l’irritait par sa personnalité et ses prises de position si éloignées des siennes ( « Lui est en moi, pensa-t-il; celui de Tarse ne l’a pas connu, quoi qu’il en dise et en témoigne » ).
Il s’arrêta, fronçant les sourcils de son orgueil, occasionnel compagnon de voyage.
Non, il ne croyait pas au paradis, cette image qu’instituera, plus tard, bien plus tard, l’église qu’il contribuait à créer.
Il ne croyait pas au paradis mais il avait connu cet Amour, qui désormais guidait ses pas, ses actes, ses pensées, ses prières, ses élans secrets, ses appels au grand jour, ses exhortations, ses confidences, ses combats.
Il frissonna. Parviendra-t-il à transmettre ce qu’il avait reçu et vécu ? De temps à autre, cette interrogation oppressante venait le travailler, souvent au creux de la nuit. Il savait l’inutilité de la réponse. Mais seulement la question, encore, parfois.
Il observa la grand-place. Il le savait, il risquait sa vie en ces lieux. Il n’irait pas dans les catacombes trouver une quelconque cachette aux côtés d’autres frères pourchassés, martyrisés. A quoi bon se réfugier dans les profondeurs de la terre quand on a connu telle lumière ?
Il laisserait sans doute sa vie dans cette ville. Mais c’était ici, et nulle part ailleurs, qu’il devait être. Là était la totale certitude. Le sceau de Son amour imprimerait ces pierres.
Une lumière dorée ruisselait sur le temple, animant le marbre, aiguisant les ombres, soulignant les reliefs, tel le corps d’un animal mégalithe souple et puissant.
« La pierre livre au regard ce qu’il veut bien y voir », pensa-t-il. « A toi qui viendras, que verras-tu de ce que mes yeux voient? Que sentiras-tu de ce que mon cœur sent? »
Le lieu grouillait de monde. Marchands, mendiants, passants, et une poignée d’hommes en armes.
Le son d’une musique
Des étals de fruits
Verrerie et poterie
Quelques rires puissants, et une altercation
Et le pas des chevaux
Sur les pavés luisants
Et quelques deux mille ans plus tard…
Devant la même agitation animant cette même place, un voyageur froissera une fine peau de papier de quelques lignes bleues, remerciant la ville pour ce qu’elle lui avait offert de ressentir, à l’encre des temps entrecroisés :
Ciselante de lumière
Source et fille du secret
L’as-tu senti toi aussi?
Rome est une ville d’amour pourpre
Une ville d’amour d’un pourpre subtil
Les Dieux de Rome,
Peintres des lieux, des gens et des destins
Usent de deux couleurs
Pour composer le plus beau chant qui soit
Beau,
Comme ondées de cheveux d’or
Haut la Piazza Navona
Deux couleurs
Et deux seules
Infiniment unes
Bleu ailé de l’éternité,
Rouge chair de l’éphémère
Roma è Amore