Ce matin, en parcourant des fichiers datant de quelques années sur mon ordinateur, j’ai retrouvé un exemple de cycle, datant de l’époque ou je m’appliquais à noter consciencieusement les phases émotionnelles par lesquelles je passais et repassais sans cesse dans ma vie. Cette question du fonctionnement cyclique des états de notre entité biopsychique est passionnante à explorer. Dans la tradition initiatique de connaissance de soi ou de l’approche bio-énergétique, telles que je les ai conjointement connues et expérimentées, il est dit que ces cycles sont animés d’une dynamique semblable à celle de la pulsation fondamentale de toute manifestation de vie : une alternance de phases d’ouverture et de fermeture, d’expansion et de rétraction.
Voici le cycle que j’avais noté :
Je m’ouvre,
Je me livre,
Je prends peur
Je regrette de m’être livré
Je cherche le silence
Je romps la relation
Je suis vulnérable
Je ressens le manque
Je m’ouvre à nouveau
etc…
Une dynamique universelle
Quelques soient notre âge, notre culture, notre profil, notre histoire, nous oscillons tous entre ces deux grands pôles —expansion et rétraction—, au gré des événements, parfois au sein d’une même journée. Nous le faisons chacun d’une façon qui nous est en même temps totalement personnelle et complètement universelle. Car il semble que ce soient les lois immuables de la manifestation et de la préservation de la vie qui sont à l’œuvre dans ce mécanisme. Et que ces lois universelles se sont imprimées, orchestrées et arrangées au sein de notre vie selon des marqueurs et déclencheurs qui nous sont propres.
D’après ce que j’ai observé en moi et chez beaucoup d’autres durant des années, un cycle complet possède environ 8 étapes, parfois un peu plus, parfois un peu moins, très rarement beaucoup plus ou moins. Dans notre cycle, certains points de passage se distinguent par une particularité : ils sont comme les moteurs du cycle; et sont toujours présents dans le cycle. C’est là l’expression des grandes blessures de notre être, des blocs de souffrance comme le dit le bouddhisme, épreuves suffisamment fortes ou répétitives pour avoir gravé le cycle : abandon, agression, négation, manipulation, mensonge, etc.. Parfois, le cycle tourne en butée sur un ou deux états, à l’origine de formes pathologiques graves.
Tout autour de nous, les témoignages de ces cycles personnels abondent, dans la littérature, les arts, et plus généralement les créations de ceux qui sont en connexion avec leur intériorité, comme par exemple dans cette chanson des Pink Floyd :
There’s a silence surrounding me
I can’t seem to think straight
I’ll sit in the corner
And no one can bother me
I think I should speak now (Why won’t you talk to me)
I can’t seem to speak now (You never talk to me)
My words won’t come out right (What are you thinking)
I feel like I’m drowning (What are you feeling)
I’m feeling weak now (Why won’t you talk to me)
But I can’t show my weakness (You never talk to me)
I sometimes wonder (What are you thinking)
Where do we go from here (What are you feeling)
Keep talking – The Division Bell – Pink Floyd
De nature plasmatique
Ces dynamiques d’expansion et de rétraction sont en premier lieu plasmatiques: organiques, vitales, biologiques, avant que d’être prolongées dans un deuxième temps par des pensées, mouvements, paroles, et non pas l’inverse. Je me souviens du choc que j’ai éprouvé le jour où j’ai réalisé que ce n’était pas parce que j’étais agressé ou contrarié, ou blessé que je me fermais, mais parce que je me fermais que je vivais un état d’agression 1.
Souvent déconnectée de la réalité
Comme l’a très bien montré Wilhelm Reich (lire l’Analyse Caractérielle), hormis celles qui se justifient par une menace ou un danger réels, la majorité de nos dynamiques de fermetures n’est pas justifiée par les circonstances. Plus encore, dans les phases de rétraction il est très courant que nous nous blessions ou blessions les autres en désactivant notre fonction inhérente et naturelle d’échange. Voire plus gravement en nous coupant du lien avec le sentiment de circulation et de manifestation de la vie en nous.
Nos phases de fermeture sont le fruit d’habitudes de comportements, de modes de fonctionnement ancrés dans notre être profond. Tout ceci s’agrège au cours de la constitution de notre personnalité et de notre caractère en un système fonctionnel, un écosystème biopsychique ayant pour principal objectif la préservation de notre vie et la minimisation de nos pertes d’énergie vitale. Et au fil des ans, l’habitude l’emporte sur la nécessité, amenuisant nos chances de vivre autonome en soi et de répondre de façon fluide et spontanée aux sollicitations de la vie.
Dans cette perspective, le métier d’homme, comme l’a nommé Alexandre Jollien, consiste à s’appliquer à conscientiser ces cycles, ce qui les anime et les déclenche, et tâcher de sortir de ce jeu éternellement répétitif. Ceci en devançant par l’observation attentive les déclencheurs des besoins de rétraction non justifiés, et en épuisant la substance vitale -le carburant- de chaque besoin aliénant.
Derrière chaque besoin : une blessure
Dans mon expérience, pour épuiser la substance vitale de chaque besoin, j’ai été invité à aller rencontrer la souffrance à la racine de chaque besoin dans un processus dynamique 2. Tant que ce contact intime, très profond, n’a pas eu lieu, tant que la reconnaissance de la blessure n’a pas été actée dans une intensité existentielle particulière (seul ou avec l’appui bienveillant d’un groupe, ce qui est encore plus agissant), mon être allait encore et encore m’amener à ressentir les mêmes alternances de joies et de déceptions, d’euphorie et de déprime, d’ouverture et de fermeture, et créer les conditions dans ma vie pour qu’il en soit ainsi.
Ecrire ça ne donne pas de recette miracle. En particulier lorsque l’agression a été violente, la négation de soi extrême, comment faire pour déjouer ces schémas qui furent avant tout des schémas de protection? Ce n’est pas une posture théorique, mais bien concrète et tangible qui me permet aujourd’hui de répondre que l’énergie de la conscience permet cela. N’est-ce pas merveilleux que le champ de la conscience soit même un des seuls espaces —si ce n’est le seul— qui permette une transmutation de cette loi binaire, immuable, du fonctionnement cyclique du vivant!
La roue des personnages
Cette quête est l’œuvre d’une vie, propre à chaque être en chemin, et multiples sont les voies et les techniques existantes. En ce qui me concerne, la rencontre avec la technique de la roue des personnages telle que développée et transmise par Pol Charoy et Imanou Risselard fut déterminante. Trouvant ses origines dans le travail proposé par Gurdjieff ou Lecoq, et revisitée par eux à l’aune de la vision bio-énergétique, elle consiste à conscientiser chaque étape de son cycle personnel comme un entité intrapsychique autonome —un personnage—, avec sa blessure, ses caractéristiques et son histoire. Avec l’aide de la respiration comme porte vers un état de conscience particulier, nous étions invités à plonger graduellement à la rencontre du personnage jusqu’à recontacter dans toute son entièreté la blessure à l’origine de son installation. Car dans ce contact s’entamait alors le processus de guérison et dans ce contact seulement. C’est là mon expérience. Ce même principe de nécessité d’une ré-imersion totale au cœur de la souffrance est à l’œuvre dans d’autres thérapies comme celle du cri primal d’Arthur Janov.
La guérison progressive d’un personnage, et sa redéfinition en personnage dit « vertueux » s’accompagne de l’affaiblissement du cycle qui perd graduellement un de ses points d’entraînement. Ainsi, je constate avec une grande tendresse envers celui que j’ai été, que le cycle que j’ai noté il y a dix ans n’existe plus en moi aujourd’hui, même si certaines de ses phases les plus marquantes peuvent se manifester encore dans des circonstances bien particulières. Une guérison totale des personnages du cycle pourrait-elle être assimilée, sous un certain regard, à la dissolution de l’ego dont témoigne la tradition initiatique?
Vers la fin de la normopathie
Un autre aspect passionnant de la roue des personnages est que par cette compréhension du pourquoi de mon fonctionnement intime, elle m’a offert un bien précieux : guérir définitivement d’un sentiment déstabilisant et souvent destructeur d’être atteint d’une forme de folie ordinaire sans témoins. L’enfant que j’ai été aurait pu l’exprimer en ces mots : « je ne vais pas bien et personne ne s’en rend compte car personne ne va vraiment bien en ce monde ». Certains, comme Boris Cyrulnik, ont pu nommer cette folie normopathie, tant il est vrai que nous sommes toutes et tous intérieurement désorganisés, parfois même explosés, soumis à ces fluctuations cycliques, peu maîtres de nos états profonds, bien que nous nous en défendions à corps et à cri.
Un “outil” majeur
Avec sa double approche théorique et pratique incluant compréhension de l’origine des blessures et de leur articulation, et proposition concrète de leur guérison, la roue des personnages est pour moi un “outil” majeur de connaissance de soi. De ceux qui nous permettent de tracer un chemin d’être humain et aimer incarner toujours plus avant des états d’être situés en dehors de l’espace-temps étriqué de la loi aveugle des cycles.
En me permettant de donner du sens à une intériorité dispersée, la roue des personnages m’a littéralement sauvé, dans tous les sens du terme.
- Ce même sentiment de vertige de la compréhension qui réalise qu’elle a toujours fait fausse route que j’avais ressenti en lisant, toujours chez Reich, que chez l’homme c’est l’orgasme qui crée l’éjaculation et non l’inverse.[↩]
- par complémentarité avec la méditation qui s’appuie sur l’observation compatissante statique[↩]