“Sais-tu d’où vient mon eau ?”
Me demande, en ce dimanche matin, la petite fontaine montpelliéraine complice.
– Sais-tu d’où vient mon eau ?
– D’un tuyau de métal ?
– Essaye un peu plus loin…
– D’une canalisation souterraine ?
– Tu es sur le premier pas du chemin, comme un début de promesse…
– D’un réservoir municipal !
– Tu me parles contenant, je te parle contenu…
– Tu veux dire, ton eau même ?
– Oui, sais-tu d’où vient mon eau ?
– D’une rivière.
– Très certainement. Mais avant?
– D’une source.
– Et avant ?
– Avant? Mais de la pluie !
– C’est également certain. Mon eau vient de la pluie…
– Tu vois, j’ai trouvé!
– Sais-tu d’où vient la pluie ?
– Mais bien évidemment. Des nuages! Quelle drôle de question…
– Sais-tu d’où viennent les nuages ?
– De l’évaporation! Tu essaies de me coincer, mais j’ai réponse à tout. On peut toujours trouver une origine aux choses, tout peut trouver son origine, c’est scientifique.
– Tu me dis donc que les nuages viennent de l’évaporation. De l’évaporation de quoi ?
– Mais de l’eau des océans, pardi!
– De quelle eau des océans ?
– Comment cela ?
– D’où vient l’eau des océans ?
– Mais de la pluie, des fleuves, des rivières, des sources !
– D’où viennent ces eaux ?
– D’où viennent… mais… de la pluie… des océans… des… … Oh là la ! Tu m’as complètement perdu !
– Tu es perdu ? A la bonne heure ! Te voici prêt à entendre l’histoire de mon eau.
J’existe depuis toujours. Depuis des millénaires, je suis. Je n’apparais pas, pas plus que je ne disparais. Je ne fais que me transformer. Quand tu ne me vois plus, c’est que je suis ailleurs, autrement. A quel moment peux-tu dire que je commence ? Et à quel moment peux-tu dire que je finis?
Je suis eau qui irrigue la terre. Je suis terre irriguée par ce que je fus. Je fus arbre issu de cette terre irriguée par ce que je fus. Je suis fruit, que tu croques, et dont l’eau te fait vivre. Je suis l’eau de ton corps que tu redonnes à la terre. Avec d’autres de ces eaux, je retourne rivière, puis fleuve, puis mer. Puis le soleil me fait m’élever, plus légère, comme un rêve d’enfant. Avec d’autres, je deviens nuage, et retourne à la terre lorsque par notre poids nous répondons à l’appel de l’en-bas.
Ainsi, mon eau dont le chant caresse tes oreilles sur cette petite place de la ville des sages et du vent, en ce matin de Valentin, sais-tu, cette eau, cette même eau :
Un petit garçon s’y est baigné joyeusement avec sa petite sœur. C’était il y a trente ans, sur un côte de Malaisie.
Une vieille femme l’a employée pour rafraîchir le front brûlant de son mari mourant. C’était il y a cent ans dans un pauvre baraquement de Silésie.
Cette même eau a fait la bonne fortune d’un ex-esclave Haïtien récoltant sa première brassée de canes rousses. C’était il y a deux siècles.
Elle a étanché la soif d’un monarque adulé de ton pays, au retour de la chasse, en une après-midi d’automne, c’était il y a quatre siècles.
Veux-tu poursuivre avec moi son fabuleux voyage à rebours ?
Il y a quinze siècles, changeant la terre en boue, elle ralentit la progression des troupes du grand conquérant venu de l’est.
Elle fut fraîche averse rafraichissant le visage de Celui qui fut, sur le mont des Oliviers en un matin de juin. C’était il y a vingt siècles.
Elle inspira à Héraclite une de ses plus belles pensées, c’était il y a vingt-cinq siècles.
Avant, elle fut rivière indomptée d’un continent vierge de tout homme, c’était il y a deux mille siècles.
Bien avant encore, elle désaltérait d’immenses êtres aux armures osseuses, dans des prairies abondantes aux ciels parcourus d’oiseaux insensés, c’était il y a soixante-dix millions d’années.
A l’origine de nos origines, elle fut océan primordial, qui permit à la vie de se développer en son sein, c’était il y a cinq milliards d’années.
Et avant ?
Elle fut peut-être noces d’atomes dans l’espace infini. C’était il y a treize milliards d’années.
Et avant ?
Peut-être fut-elle énergie pure qui ne connaît pas l’avant.
Comprends-tu cela? C’est le sens de mon chant pour toi ce matin.
Comprends-tu ? Non avec ta tête, mais avec ton cœur.
D’où vient mon eau ?
De nulle part et de partout.
Rien n’a de début, rien n’a de fin.
Vois-tu une chose, une seule chose en ce monde, qui ne soit pas ainsi?