Il faisait froid ce dimanche matin parisien de janvier. Nous avions décidé avec la petite fille de nous rendre au parc proche. Sur sa trottinette, elle me devançait lorsqu’elle s’engagea dans l’allée menant au bassin de sable et aux toboggans.
Sur son passage, assis sur un banc, un jeune homme la regarda passer. Il l’apostropha :
« Oh ! la plus belle, la princesse, la reine, c’est la plus belle ».
M’apercevant, il se tourna vers moi et me dit : « Prends-en soin, c’est une princesse ».
Il planta son regard dans le mien et s’approcha tout près, à me toucher. Il était jeune, la vingtaine à peine commençante ; massif, vêtu d’un survêtement gris et d’une doudoune bleu marine. Sur son jeune visage imberbe quelque chose exprimait la lassitude, et plus précisément, la tristesse. Deux canettes de bière couleur or posées sur le banc derrière lui, un sac plastique contenant des paquets de chips… Tout cela lui donnait un air d’errance et de détresse à peine cachées, comme une promesse de long hiver.
Il reprit : « Fais attention à elle, hein ? Fais attention, ne l’abîme pas. Ne fais pas comme mes parents avec moi ; ils ont eu tout faux ».
Je posai la main sur son épaule puis descendis spontanément à sa poitrine, comme pour le rassurer. « Ne t’inquiète pas lui dis-je ». Ma main était sur son cœur avec une tendresse immense pour cet être que je sentais perdu. Une main posée, très légère ; à peine un effleurement, comme dans cette très belle scène du film Paris, Texas, lorsque l’homme marchant sur le pont touche l’épaule de l’imprécateur esseulé lorsqu’il le croise.
Il eut un mouvement de tout le corps, détourna la tête puis me regarda de nouveau dans les yeux : « Tu as touché mon cœur, tu m’as touché le cœur ». Ses yeux se mouillèrent de larmes. Il détourna de nouveau la tête, tout en continuant à dire « Tu me connais pas, tu m’as touché le cœur mon frère… Même ma mère ne fait pas ça ». Il pleurait maintenant. Il se recula et prononça une phrase en arabe que je ne compris pas. Puis il me dit encore, me montrant la petite fille « Protège-la, protège-la. Il faut faire attention aux enfants ».
Bouleversé, je ne sus quoi dire et restai en silence devant ce grand corps d’homme abritant une vulnérabilité d’enfant. Les seuls mots qui me vinrent furent : « Que Dieu te bénisse », et ils me surprirent, car si je crois en la lumière, le mot Dieu n’a pour moi que peu de résonance.
Il fit oui plusieurs fois de la tête, regardant ailleurs, comme s’il acquiesçait sans y croire ; il transférait machinalement son poids d’une jambe sur l’autre, comme un rappeur ou un boxeur.
Puis j’avisai ma fille qui, arrêtée, m’attendait quelques pas plus loin. « Je dois la rejoindre », dis-je au jeune homme. Il me fit oui de la tête. Nous échangeâmes un dernier regard puis je le quittai.
Quelques minutes plus tard je le vis remettre les canettes de bières dans son sac et partir, comme un ours égaré dans une fête foraine déserte.
« Il faut faire attention aux enfants ». L’écho de sa phrase résonnait parmi les rires d’enfants qui fusaient en cascade autour de nous. J’étais entré dans ce parc avec un doute en tête : devais-je donner forme à mon envie d’écrire sur l’enfance, sur les conditions d’accueil et de déploiement de la vie en enfance ? Tout n’a-t-il pas déjà été écrit, et par des voix beaucoup plus compétentes que la mienne ?
À travers l’exhortation répétée de cet inconnu du parc, l’existence m’avait offert sa réponse, limpide, indiscutable : « Oui, parle pour l’enfance, tu as ta part à offrir.»
Alors, j’écrirai sur cette lumière, celle de l’enfance.
Là où l’être touche à son cœur premier.